2009

Création du texte Le bruit des os qui craquent en France. Je suis déjà artiste associée depuis trois ans au Théâtre Jean-Vilar et les lectures que nous avons faites l’année dernière nous donnent le courage de créer le texte en pensant autant aux jeunes publics qu’aux adultes. L’équipe du théâtre, quelle équipe courageuse et avide (Gérard Astor, Catherine Léger, Béatrice Fumet, Nathalie Huertas), a fait de l’art un territoire d’ouverture où tout est possible, tout est permis, et jamais nous n’avons senti que l’audace, l’expérimentation pouvaient être dangereuses. Au Théâtre Jean-Vilar de Vitry, c’est, au contraire, les plus puissants de tous les stimulants.

Le bruit des os qui craquent, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2009. Sébastien René, Emilie Dionne. Photo: F-X Gaudreault

Le bruit des os qui craquent, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2009.
Sébastien René, Emilie Dionne.
Photo: F-X Gaudreault

Le théâtre aura aussi permis l’exposition  L‘art comme champ de bataille. Le titre dit tout. C’est Gervais qui a l’idée de l’exposition et les choses s’assemblent comme une heureuse carte du ciel. Le Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine a un passé d’engagement et une mission de résistance active. L’idée qu’une exposition accompagne Le bruit des os qui craquent en février 2009 crée une vague d’enthousiasme. Amisi et Yaoundé, les deux ex-enfants soldats avec lesquels j’ai travaillé à Kinshasa sont réfugiés politiques en France depuis peu. Ils vivent à Paris. Amisi nous met sur la piste des œuvres que Thierry de Mey (directeur artistique de la compagnie Charleroi danses en Belgique) a rapportés de la République démocratique du Congo et qu’il accepte de nous prêter avec une générosité admirable. L’exposition comprend donc une quarantaine de sculptures d’Amisi Serge Mungo, un documentaire tourné à Kinshasa sur la démarche artistique d’Amisi, des marionnettes d’Amisi et Yaoundé, créées par ces deux jeunes lors de leur passage à l’Espace Masolo de Kinshasa, centre de réinsertion sociale d’enfants soldats, de mise à niveau académique et lieu d’apprentissage d’un métier. L’Espace Masolo est l’endroit où j’ai connu Amisi et Yaoundé… l’endroit où j’ai travaillé avec eux, et le seul endroit sur terre où Gervais avouera qu’il a eu peur pour moi.

L'art comme champ de bataille

L'art comme champ de bataille 2

Amisi et Yaoundé étaient à la première parisienne, aux rencontres avec le public, tout autour de l’exposition, jusque dans les loges où ils expliquaient à Elikia (Émilie Dionne) comment tenir son arme pour être toujours prête à se défendre même en dormant sans se blesser elle-même.

En mars, c’est la création québécoise au Théâtre d’Aujourd’hui… Je, nous sommes étonnés nous-mêmes de nous retrouver dans une salle pour adultes, dans une programmation pour adultes, mais le processus a été si fluide, si simple qu’il est devenu l’ordre naturel des choses. Marie-Thérèse Fortin, Marité, pour ceux qui la connaissent bien, faisait partie du comité de lecture pour Dramaturgies en dialogue, événement organisé par le CEAD. Le texte l’a bouleversée… Elle raconte qu’elle le lisait dans l’avion… un avion pour où?… et que les larmes coulaient… Alors directrice artistique du Théâtre d’Aujourd’hui, elle nous propose immédiatement de l’inclure dans sa saison… avec une telle simplicité et une telle évidence que nous n’avons même pas à réfléchir. Avec Marité, les choses se font si facilement et puis nous n’avons aucun préjugé contre le théâtre pour adultes. Pourquoi en aurions-nous?  C’est une belle aventure que celle du Théâtre d’Aujourd’hui, de belles rencontres : celles avec Alain Denault, Beatrice Vaugrand et Amnistie internationale, Guillaume Landry… et toute l’équipe du théâtre. Oui, le théâtre est vraiment une affaire d’équipe et quand elle est soudée, quand elle est forte, quand chacun s’y sent bien, cela se sent.

Mars, nous ramène aussi à Teatralia, le Festival organisé par ASSITEJ Espagne qui a publié El Ogrito, Las huellas de la Esperanza d’Itziar Pascual, une étude remarquable : 400 pages, une analyse d’un parcours  d’écriture qui met si bien en évidence les questions qui ont jalonné et inspiré mon écriture. Nous sommes des habitués de l’Espagne puisque c’est la 4e fois que nous participons au Festival depuis 2000 (2000 avec El Ogrito, en 2003 avec Cuentos de niños reales, en 2007 avec Petit Pierre, en 2009 avec Zapatos de arena), ateliers, conférences, tables rondes. Le festival a lieu dans la belle cité moyenâgeuse de Cervantès, Alcala de Henares, au milieu d’un mois de tournée dans des lieux excentriques aux noms sonores : (Alcorcón, Aranjuez, Fuenlabrada, Móstoles, Leganés, etc.). Il faut une grande souplesse et une bonne endurance pour rencontrer les différentes conditions de représentation de chacune des entités administratives… des salles, des publics qui fluctuent. Les dernières éditions nous ont vus éblouis par le travail accompli par les créateurs et les programmateurs espagnols… en moins de 15 ans. Ils auront été si sensibles, si ouverts aux tendances et expérimentations qui venaient bouleverser leur pratique naissante qu’ils ont, en quelques années, fait un chemin que nous avions mis 40 ans à parcourir. Chapeau!

Hélas, nous connaissions trop bien les difficultés qu’a connues l’Espagne… et la tradition universellement connue de considérer la culture comme le premier luxe à couper. Se rappeler Churchill à qui on proposait de couper dans la culture pour l’effort de guerre et qui a demandé catégoriquement : mais alors pourquoi fait-on la guerre?

  • Je mets à la fin de cette chronique un formidable éditorial de Patrick Poirier paru dans la revue Spirale 249 de l’été 2014. Ça vaut la peine de le lire entièrement.

J’ai voulu croire moi aussi qu’un homme politique avait une vraie faim, une vraie soif de culture…

2009… Marie-Eve est en résidence de création au Carrousel.  Marie-Eve et le Théâtre Ébouriffé. Elle travaille un texte de Martin Bellemare, Un château sur le dos, inspiré librement d’une anecdote historique racontée par Michel de Montaigne dans son premier essai et qui, étrangement, est une magnifique introduction à la pensée de Montaigne, un sage qu’on oublie trop souvent de relire. Après le stage qu’elle a fait au Carrousel, la résidence de création, inspirée des propres résidences de création que des diffuseurs nous auront offerts, donne à Marie-Eve accès à la salle de répétition, des services de secrétariat, du café et des discussions passionnées… Les midis sont vivants autour de la table. Beaucoup de gens qui passent et peu de temps morts. Marie-Eve s’installe dans notre quotidien et nos rêves comme si elle avait toujours fait partie de notre vie.

Avril.

Il me semble que des ponts se créent entre deux pratiques, et ils sont précieux ceux qui les construisent. Wajdi Mouawad est de ceux-là. Il me demande de diriger un atelier d’écriture jeune public, dans le cadre des Laboratoires du Théâtre français du Centre national des Arts… Il n’a pas oublié Les contes d’enfants réels qu’il a vus au Festival de théâtre des Amériques… Je me souviens de son regard et de son sourire incrédules à la sortie du spectacle, sourire et regard qui sous-tendent la question de ce qui se dit ou ne se dit pas aux enfants. Pas le refus catégorique du censeur, mais la bienveillance de celui qui observe et questionne.

Juillet.

Création de Petit Pierre en mandarin en coproduction avec le Taipei Children’s Arts Festival. Gervais passe deux mois à Taipei pour mettre en scène le spectacle avec des comédiennes taïwanaises et notre petit Pierre, Ludger, pour une fois bien servi par le caractère muet du personnage. L’expérience est bouleversante. Il y a cette surprise de sentir que Petit Pierre touche aussi directement un public de culture différente. Ce petit homme difforme qui a traversé l’Atlantique pour venir raconter son histoire au Québec se retrouve dans une Asie aussi étrangère que familière, lui qui de son vivant avait à peine quitté ses champs une fois ou deux. Les remerciements du public qui font la queue pour saluer le metteur en scène après le spectacle sont impressionnants. Les enfants et les adultes, avec leur remarquable patience orientale, attendent pour simplement se pencher délicatement devant le metteur en scène et lui serrer la main.

Petit Pierre en mandarin, traduction Camille Yih-June Chia, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2009.  Ludger Côté, Jade Pi-Yu Shih, Szu-Ni Wen.

Petit Pierre en mandarin, traduction Camille Yih-June Chia, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2009.
Ludger Côté, Jade Pi-Yu Shih, Szu-Ni Wen.

Le dernier repas avec nos trois formidables amphitryons… Shi In, Cynthia et Victoria que nous appelons familièrement par leurs prénoms… Par politesse et curiosité, nous leur demandons leurs noms de famille pour leur écrire, donner le contact à quelqu’un qui serait intéressé, faire suivre des dossiers. Les bonnes raisons ne manquent pas… Elles éclatent de rire et avouent que toutes les trois s’appellent Madame Wong. Alors, nous en restons à Shi In, Cynthia et Victoria.

Gervais passe l’automne avec Nuit d’orage.

D’aussi loin que je me souvienne, le livre Nuit d’orage de Michèle Lemieux, au moins depuis sa parution en français, me sert de déclencheur pour faire comprendre à mes élèves de L’École nationale de théâtre qu’il y a dans la littérature pour enfants comme dans celle pour adultes, des livres bien faits, bien pensés, bien écrits. Qu’il y a quantité de livres  qui n’auraient jamais dû voir le jour… et qu’il y a des œuvres. De véritables œuvres. Nuit d’orage de Michèle est un formidable déclencheur pour faire prendre conscience à mes élèves qu’un livre pour enfants peut être une œuvre. Une vraie. Une grande. Une œuvre! Le livre est donc toujours autour de moi. Sur mon bureau, sur ma table de chevet. Je l’offre en cadeau à mes amis. Aux enfants. Comment Gervais aurait-il pu pas ne pas tomber amoureux de cette œuvre? Ne pas avoir envie, lui aussi, de vivre une relation d’intimité avec les mots et les images de Nuit d’orage. Je l’ai encouragé, j’avais pris tant de bonheur à fréquenter le personnage de la petite fille et son chien. Il a suffi d’un coup de téléphone à Michèle Lemieux… aussi simple et généreuse… que tous ceux qui font partie de cette histoire.

Le défi de Gervais est de faire vivre en trois dimensions des images qui débordent de vie et poésie sur le papier, de tisser une dramaturgie, la sienne, sans que jamais le spectateur ne perde la liberté du lecteur à inventer et réinventer, sa propre dramaturgie selon son humeur… Gervais se tourne vers Michèle qui lui ouvre ses cartons et les croquis qui ont mené à l’album. Les rejetés, les retenus, les oubliés sans raisons. Gervais a accès à toute la recherche visuelle, aux tâtonnements, aux essais qui dessinent des lignes qui ne deviendront jamais publiques. Une mine. Les dessous de la création, la partie immergée de l’iceberg, celle qui donne la stabilité. Sa passion des images qu’il a sous les yeux, entre les mains est telle qu’il n’a qu’une seule envie: se glisser dans l’imaginaire de l’auteure. Il l’a très bien fait et Michèle est restée près de lui, près de nous à tous les moments de la création. Son œuvre est lumineuse. De papier ou de points avec la curieuse machine dont elle est responsable à l’ONF : l’écran d’épingles d’Alexeïeff-Parker. Ça vaut la peine d’aller voir la petite merveille qu’est Le grand ailleurs et le petit ici.

Un beau voyage dans une sensibilité autre pour dire notre passion pour l’enfance, notre confiance dans son intelligence à décoder le monde. Un beau voyage qui nous a ouvert des portes qu’on n’aurait peut-être jamais osé pousser… Taiwan… En mandarin après Petit Pierre… La Pologne en polonais. Le Mexique en espagnol. La Russie en russe, bientôt… peut-être… l’invitation est de plus en plus pressante et le texte le permet. C’est une des contraintes que nous nous sommes donnés depuis les tous débuts: parce que nous jouons pour enfants, parce que les mots font partie intrinsèque du plaisir théâtral, nous n’avons jamais accepté de jouer pour notre public des spectacles sous-titrés. Non seulement les textes sont présentés dans la langue des spectateurs mais les acteurs ont deux, trois mois de travail avec des coaches aussi exigeants que compétents. Souvent, les publics après les représentations vont parler aux acteurs convaincus qu’ils parlent la langue du spectacle… Nuit d’orage est à l’affiche pour des années encore… le texte minimaliste peut nous permettre d’imaginer explorer des territoires improbables.

L’automne se passe donc entre Nuit d’Orage, la reprise de Salvador au Québec, Le bruit des os qui craquent au CNA, El ruido de los huesos que crujen au Mexique, au Festival Cerventino où nous créons une commotion. On rencontre le public dans la rue, il nous interpelle. C’est le charme de ce Festival international de grande tenue: il a lieu au centre de Guanajuato, belle ville coloniale au nord de Mexico… ville humaine (par sa taille), et dans des villes environnantes de mêmes tailles Leon et Queretaro. On croise le public à l’hôtel, dans les parcs, à des terrasses de restaurant… Les discussions sans fin sont passionnantes. Je me rappelle le jeune couple qui me disait ne pas avoir été capable d’aller voir un autre spectacle après Le bruit des os qui craquent. La chaleur du public mexicain –  connu comme un des meilleurs au monde – et la violence émotive de l’histoire créent un besoin de parler. Besoin de demander à voix haute, pourquoi? Comment est-ce possible? Comment l’adulte peut-il traiter ainsi des enfants? La question touche particulièrement les Mexicains qui adorent les enfants. Qu’est-ce qu’on peut faire? Qu’est-ce qu’on doit faire?

Nous sommes à Queretaro… le 2 novembre, exactement, pour la fête des morts… que les acteurs, les techniciens, l’équipe découvrent. L’Halloween, avec son carnaval et ses sucreries, qui devrait pourtant émouvoir les Mexicains ne réussit pas à faire pâlir la glorieuse fête des morts. Ses racines sont trop profondes…

2009 se termine avec la tournée de Salvador au Québec. Le sud au nord…


Hélène David, Winston Churchill et nous 

« Battez-vous ! »
— Hélène David

« Then what are we fighting for? »
— Wanted Churchill

L’impératif récemment formulé par la ministre de la Culture et des Communications se voulait sans doute encourageant : « Battez-vous ! », lançait en effet Hélène David dans les pages du Devoir (13 juin 2014), s’adressant à l’ensemble du « milieu » culturel comme le ferait un général à ses troupes. L’analogie militaire serait évidemment moins boiteuse si les « troupes » en question ne se préparaient pas à prendre d’assaut le bunker du général lui-même, mais il n’est peut-être pas venu à l’esprit de la ministre que son propre gouvernement, en réduisant de 20 % les crédits d’impôt du milieu culturel, était l’instigateur du conflit annoncé. Enjoindre le milieu des arts et de la culture à se battre, après lui avoir asséné un coup de sabre, témoigne à tout le moins d’une bien étrange politique culturelle.

Dans les circonstances, l’injonction de la ministre sonne moins comme une exhortation et davantage comme une bravade. Entonner « Never Surrender » de Corey Hart eût été plus indiqué… mais tout aussi risible si cela n’était aussi triste. Nul doute que l’appel au combat de la ministre ne se voulait pas une provocation, et nombreux seront ceux et celles qui voudront croire à la sincérité d’Hélène David, mais on me permettra simplement de rappeler que Christine Saint-Pierre n’était pas moins « sincère » dans son appui au mouvement « Sauvons les livres ! », ce qui ne l’empêcha pas, au final, dans la plus complète contradiction, de défendre la position de son parti qui, Philippe Couillard à sa tête, s’est prononcé contre le projet de loi du ministre Maka Kotto, avant même que celui-ci ne puisse le déposer. Le milieu du livre, pourtant, s’était « battu » avec acharnement pendant des mois pour que soit votée une loi sur la réglementation du prix du livre. En vain. Et c’est là que le bât blesse…Une citation attribuée à Winston Churchill a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux le printemps dernier. Dans la foulée de la déclaration d’Hélène David, Odile Tremblay y a d’ailleurs consacré un article intitulé « Sans la culture, pourquoi combattre ? » (Le Devoir, 14 et 15 juin 2014). Alors que faisait rage la Seconde Guerre mondiale, rapporte-t-elle, le parlement britannique aurait exigé que les subventions aux arts et à la culture soient plutôt versées à l’effort de guerre, ce à quoi Churchill aurait répondu : « Then what are we fighting for ? » Pourquoi combattre le IIIe Reich si ce n’est pour préserver notre culture ?

Winston Churchill, pourtant, n’a jamais prononcé ces mots ; ceux-ci s’avèrent, semble-t-il, une construction des médias sociaux. Odile Tremblay, comme la plupart d’entre nous, a en somme été séduite et trompée par une fiction, une idée, par le rêve ou la promesse d’un politicien qui, même confronté au pire, n’en persiste pas moins à considérer la défense des arts et de la culture comme une « priorité suprême », écrit-elle ; je dirais, pour ma part, comme une évidence. Ce qui sous-tend cette citation, c’est en effet une conception de l’art et de la culture qui en fait les fondements d’une société ou d’une nation, son histoire, sa fiction identitaire, sa mémoire commune, ce qui l’a définie, ce pour quoi l’on se bat. Cette citation fait aussi de Churchill un politicien à qui l’on n’a pas besoin d’expliquer l’importance de la culture et qui n’a à être convaincu ni de sa valeur, ni de sa nécessité. Quel artiste, quel intervenant du milieu culturel, ne rêve pas d’un tel premier ministre à la tête du pays ?

Pour le dire autrement, cette citation me semble tout bêtement trahir notre désir toujours déjà déçu d’un homme ou d’une femme politique à qui ne viendrait pas l’idée de servir l’impératif « Battez-vous ! » aux artistes et aux intervenants du milieu culturel. En « partageant » cette citation sur Facebook ou en la « retwittant », non sans enthousiasme, nous reconduisons notre attente non d’un Winston, mais bien d’un Wanted Churchill qui se « battrait » pour les arts et la culture, qui prendrait fait et cause pour défendre cela même qui ne devrait jamais être menacé, eta fortiori par son propre gouvernement.

Il y a quelque chose d’indécent à inviter le milieu culturel à « se battre » quand ce dernier ne fait jamais que se battre, quotidiennement, jusqu’à l’épuisement, pour survivre. Il y a quelque chose de profondément décourageant à l’idée qu’il faille encore et toujours justifier son travail, sa raison d’être et jusqu’à son existence. Par quelle dangereuse méconnaissance du milieu peut-on encore l’inviter à venir « expliquer la situation en septembre devant la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise » ? Expliquer la situation ? Interpellant le ministre Carlos Leitao au sujet de la réduction de 20 % des crédits d’impôt, la critique du Parti Québécois en matière de culture, Véronique Hivon, s’est faite la porte-parole de ceux et celles qui, dans le milieu culturel, n’ont que le mot « catastrophe » pour décrire ladite « situation ». La réponse du ministre Leitao fut laconique : « Il n’y a pas de catastrophe. »

« Battez-vous ! », nous dit néanmoins Hélène David…

Vient pourtant un moment où, face aux assauts répétés, s’installe une certaine lassitude, si ce n’est un doute. À la citation attribuée à Churchill, « Mais alors pour quoi nous battons-nous ? », il est facile de répondre que nous nous battons pour les arts et la culture. C’est pour cela que nous luttons. Mais lorsque, en plus de se battre pour un travail que l’on peine à reconnaître, en plus de lutter contre les embûches du quotidien, le sous-financement, la culture du divertissement et le désintérêt de la population, il faut aussi se battre contre son propre gouvernement, la question se pose peut-être autrement : mais alors pourquoi nous battons-nous ?  Pour quelles raisons ?

Lutter pour les arts et la culture a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Quel sens peut avoir ce combat, au juste, dans une société qui n’accorde et ne reconnaît aux arts et à la culture (et guère davantage à l’éducation) d’autre importance, ou valeur, qu’économique ? Pourquoi se faire chier, somme toute ?

J’avoue m’être posé plusieurs fois la question ces dernières années et, au moment de quitter le magazine et sa direction, je dois dire que l’idée de tout abandonner m’a plus d’une fois traversé l’esprit. Churchill, après tout, ne luttait que contre le IIIe Reich (une sinécure, somme toute…), alors que, dans l’espoir d’atteindre le saint Graal de l’« équilibre budgétaire », nous nous battons contre le monstre du « déficit », combat qui, s’il faut en croire les chantres du néo-libéralisme — « Nous devons tous faire des sacrifices ! » —, a quelque chose d’homérique.

Alors que nous assistons en toute complaisance à la saignée du milieu culturel et au saccage répété de ce qu’il reste encore de Radio-Canada, je me demande toutefois si, dans quelques années, c’est avec la même fierté qu’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale qu’il nous sera donné d’expliquer aux générations qui nous suivent tous les « sacrifices » auxquels nous aurons peut-être finalement « consenti » sous les coups de sabre, ou de guerre lasse. Philippe Couillard, « un homme de culture et un lettré », « fin observateur de la scène culturelle », comme se plaît à le répéter Hélène David, nous en convaincra sans doute.

Pour l’heure, je quitte Spirale en paix. Alors que plusieurs institutions et organismes culturels sont aujourd’hui confrontés aux difficultés liées à « la relève de la garde », c’est une chance incroyable que de pouvoir compter sur une équipe brillante et dévouée pour assurer la suite des choses. C’est un frère d’armes depuis de nombreuses années qui assumera désormais la direction générale de Spirale : Sylvano Santini, professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM. Il sera appuyé par Samuel Mercier, doctorant au même département, qui exercera les nouvelles fonctions de rédacteur en chef. Julie Bélisle, critique, commissaire indépendante et doctorante au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, se joindra à eux à titre de directrice artistique. Je leur souhaite la meilleure des chances et tout le courage nécessaire pour les luttes à venir. Je remercie surtout vivement tous mes collègues des dernières années sans qui cette belle aventure n’aurait pas été possible, de même que tous nos fidèles collaborateurs et collaboratrices, garant(e)s depuis toujours de l’excellence du magazine. Longue vie à Spirale !