2013

Gervais travaille en secret avec Stéphane Longpré – en grand secret et depuis longtemps déjà – sur le projet de scénographie de Gretel et Hansel… Il travaille avec Linda Brunelle aux costumes, Diane Labrosse à l’environnement sonore et Dominique à la lumière. Il a travaillé avec Milena qui est son assistante depuis… depuis la deuxième mouture du Bruit des os qui craquent. Il adore travailler avec Milena dont la rigueur et le sens artistique très sûr ne la trompe pas… Moi, je n’en sais rien. Il travaille toujours dans le plus grand secret avec ses concepteurs… Comme en cachette. Il sait que je suis analphabète à lire les projets… Il sait que pour les mots «répétitions» et «réunion», ma patience est de courte durée, très courte…  Ma courte patience, je la garde précieusement pour mes petits-enfants.

Qui… entrent en scène juste au bon moment pour parler de Gretel et Hansel. Je l’ai reçu, ce texte-là, en cadeau de mes deux petites–filles Adèle et Eulalie (Aubert n’était pas encore né), mes deux adorables petites filles qui se comportent depuis qu’elles ont l’âge de se comporter, comme chat et chien, avec une férocité remarquable. Tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes, elles les passent à chercher et trouver des sources de comparaison, de tourment et d’agacement. Et quand elles n’en ont pas, elles s’en inventent et y jouent.

Camille, la tante qui les gardait le temps d’une escapade des parents, me racontait qu’elles se battaient (assez fort pour qu’elle se décide à intervenir)… Elles jouaient à se disputer et se filmaient pour montrer à leurs parents que ce n’est pas seulement leur présence à eux qui les stimule et les excite. Elles se disputent naturellement et sans arrière-pensée. Matin, midi et soir. L’été comme l’hiver. Je les ai bien vues, mes deux petites-filles (aujourd’hui j’écrirais peut-être une histoire de trois petits cochons puisqu’ils sont trois… histoire de fratrie, encore, qui montre l’autre face : celle de la collaboration, car l’une ne va pas sans l’autre), je les ai si bien observées toutes les deux se chercher noise, se pincer en cachette, se donner des coups de coude, de genoux, se faire des messes basses, se dire des gros mots dans le dos des adultes, profiter du plus petit moment d’inattention, de la plus petite distraction de l’autorité pour voler des bonbons, cacher des objets précieux. Je les ai entendu se dénoncer l’une, l’autre… Je n’ai donc pu m’empêcher d’écrire… sur la jalousie fraternelle, cette jalousie qui grandit avec nous, qu’il faut domestiquer jusqu’au dernier souffle.

Je m’en suis bien rendue compte quand je me suis mise à écrire Gretel et Hansel, je ne voyais qu’elles, elles deux… Et puis je me voyais moi-même et je voyais des situations de mon enfance et puis je voyais mes frères et mes sœurs. Enfin, je voyais des lignées complètes de frères et de sœurs grandir dans le cadre de leur famille respective et lutter avec l’énergie du désespoir pour se faire une place, se construire une identité et être aimé. Être aimé est fondateur… être aimé beaucoup, le plus… la hiérarchie est subtile, délicate, mais elle existe. Ne pas perdre une goutte de cet amour si précieux qui permet d’exister et de devenir.

Je cherchais le texte, le cherchais désespérément dans mon bureau, à la maison, dans la noirceur de décembre et le froid. Je le cherchais depuis plusieurs mois déjà quand Ama, mon amie, ma précieuse Ama me dit : « Va à Mexico… mon appartement est vide… » La chaleur et le soleil… ont toujours raison sur mes doutes et ma fatigue. Gretel et Hansel sont apparus pleins de vie et de contradictions, d’épreuves à traverser pour se trouver.

C’est à l’automne 2013 que le spectacle est créé à la Maison Théâtre… et je n’ai encore rien vu. Je n’ai même pas vu les représentations expérimentales qui ont été données au Théâtre de la Ville à Longueuil pendant que j’étais quelque part entre l’Argentine et l’Uruguay à donner une série d’ateliers… et avec El ruido de los huesos que crujen. Depuis deux ans déjà, nous avons du mal à bâtir nos calendriers de travail de manière cohérente…  comme si la charge de travail avait crû de manière exponentielle. Il y a tant de demandes et nous répondons toujours (dans la mesure du possible) positivement à ces demandes, même si ça nous demande une gymnastique incroyable… Il y a eu la mort d’Odette, bien sûr, l’arrivée de Véronique, bien sûr, des saisons étrangement chargées… des temps qu’on dit difficiles pour tous… mais nous n’en voyons pas les effets. Nous travaillons sans relâche.

Mais surtout, surtout… Il y a le Cube… le projet du Cube qui va si bien… enligné sur les rails… un vrai projet de développement intelligent et sensible qui s’inscrit dans la cité et la communauté.

C’est donc la première fois que je ne suis pas présente aux représentations expérimentales qui, en général, me permettent d’entendre, de revoir, de retravailler le texte et de le couper… beaucoup. L’écoute d’un texte sur scène avec du public me permet de sentir tout de suite les redites, les répétitions inutiles, les redondances, les explications dont souffre souvent l’écriture pour enfants… Je suis une bonne coupeuse, prête à défendre mon point de vue avec des acteurs qui se sont attachés à des répliques. J’ai l’oreille développée pour entendre les petits mots de trop qui indiquent de manière attendrissante qu’un texte, un spectacle est «pour enfants».

Cette fois, je n’ai vu aucun enchaînement, aucune représentation expérimentale. Rien. Le choc est grand à la générale. Je suis interloquée par le dispositif scénique et les fameuses chaises hautes en bois dont j’ai vaguement entendu parler… le foulard dont je ne comprenais ni l’utilité dramatique, ni le sort qu’on lui faisait. Je reste bouche bée, incapable de formuler la moindre appréciation du spectacle et le dis simplement à toute l’équipe : je dois digérer… prendre le temps de ravaler la mise en scène que j’ai dû faire à mon insu dans ma tête… J’imagine et visualise déjà quelque chose pour écrire.

Gretel et Hansel, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2013. Catherine Dajcman, Jean-Philip Debien. Photo: F.-X. Gaudreault

Gretel et Hansel, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2013.
Catherine Dajczman, Jean-Philip Debien.
Photo: F.-X. Gaudreault

Le lendemain et surlendemain… c’est la première scolaire et la deuxième et la troisième et la « vraie première » et Gretel et Hansel fait mouche à tous les coups. Les enfants adorent. Les adultes adorent. Et je réalise (comme ça m’est déjà arrivé plusieurs fois) comme Gervais est un metteur en scène sans pudeur face à un texte. Il le reçoit et le travaille avec son équipe pour ce qu’il est, pour les mots, les images, les émotions que le texte porte et lui apporte. Gervais est, et cela est aussi rare qu’admirable, sans préjugés sur ce qui est ou non pour enfants. Il pense « théâtre, espace, lumière, jeu », ne fait jamais de rythme pour le rythme et pourtant il en est capable (Contes d’enfants réels…), n’expose jamais de coquetteries personnelles, de fantasmes de créateur, de détails qui font joli, de couleurs qui soulignent l’enfance et font plaisir aux adultes…  Je suis moi-même séduite un peu plus à chaque représentation de Gretel et Hansel.

En mai… en mai… le 17, la première ministre du Québec, Pauline Marois, accompagnée du ministre de la Culture et des Communications, Maka Kotto, du ministre responsable de la région de Montréal, ministre des Relations internationales, de la Francophonie et du Commerce extérieur, Jean-François Lisée, et du député de Sainte-Marie-Saint-Jacques, Daniel Breton, annonce un accord de principe de 11M$ pour la réalisation du projet Le Cube, Centre international de recherche et de création en théâtre pour l’enfance et la jeunesse. Le premier pas déterminant…

Depuis… il y a eu les élections. Les électeurs québécois qui font un pas en avant, un pas en arrière, le massacre à la tronçonneuse et cela, malgré la beauté du projet, le dévouement infatigable des fonctionnaires municipaux et provinciaux qui y croient et le défendent… sans relâche.

Juillet… Paris et le Congrès IDEA. Organisé par l’ANRAT (Association nationale de Recherche et d’Action théâtrale) le congrès regroupe artistes, praticiens et chercheurs qui s’interrogent sur la relation entre l’art et l’éducation, principalement dans les arts de la scène, théâtre et danse. Elles sont rares les tribunes qui mettent sur un pied d’égalité et permettent les rencontres artistes-chercheurs, universitaires et penseurs. Le congrès est fabuleux… Je découvre avec Gervais, Alain Berthoz, un neuroscientifique qui définit le concept d’empathie comme je voulais l’imaginer, reçois avec l’intérêt de toujours la parole de Philippe Mérieu, retrouve Jean-Gabriel Carasso, un vrai pro, intègre et fidèle à ses idéaux malgré le temps qui passe. Un phare. Jean-Claude Lallias qui aura fait entrer mes textes dans les écoles françaises. L’admirable pédagogue à l’esprit si largement ouvert. Enfin, toute l’équipe de Vitry-sur-Seine qui a rendu possible et planifié cette incroyable tribune pour parler de l’expérience d’avoir dans ses murs une artiste-associée qui s’intéresse au jeune public. On partage, Gervais et moi, une rencontre publique avec Dimitri Schlesinger, un enseignant avec lequel j’ai tant travaillé… pendant beaucoup plus de trois ans, mes archives en témoignent. J’y rencontre Hélène Duval qui m’invitera à intervenir dans un Colloque sur la danse dédiée aux jeunes publics organisé par le Département de danse de l’UQÀM avec Bouge de là, PPS danse, Cas public et Sursaut. Hélène Duval deviendra cotutrice du doctorat auquel je me remets.

J’y retrouve bien sûr, Marie, chère Marie Bernanoce qui, avec son statut d’universitaire et une passion véritable, va probablement réussir à donner ses lettres de noblesse à l’écriture pour les jeunes publics. Je partage une tribune avec elle et Pierre… Pierre Banos… irremplaçable. Un géant… Un grand… Un vrai… Un passionné… du théâtre, du livre… Et, ce que Pierre ignore, pour Gervais et moi une source d’inspiration et de réflexion. Jean-Pierre Engelbach et lui auront réussi là où c’est si facile, presque normal d’échouer : la transmission d’une petite institution culturelle, d’une maison à la mission aussi particulière qu’essentielle, dans la rigueur et la continuité. Un modèle inspirant pour nous qui regardons le passé et pensons à l’avenir.

Tout de suite après Paris, c’est Avignon, le lancement de deux livres : le premier chez Théâtrales et le deuxième chez Lansman. Le Choix de Suzanne…, un ouvrage dirigé par Françoise Villaume et Le vrai désespoir, c’est l’indifférence : un long entretien avec Emile Lansman, unique et irremplaçable pour créer des liens non seulement dans la francophonie (ça, c’est déjà bien assuré), mais maintenant en ouverture sur des langues étrangères. De ces deux livres, je n’en dirai pas trop même si chacun parle d’amitié, de très grandes amitiés professionnelles. Je suis gênée. Je le suis chaque fois que je les offre. Le syndrome de l’imposteur, dirait Paulo. Je veux seulement remercier ceux qui y ont participé, travaillé, écrit et ils sont nombreux… presque tous déjà nommés dans ces chroniques. Dire aussi que je suis heureuse que les livres existent. Laisser des traces… Dans ce métier, si on ne laisse pas de traces… on n’aura été qu’un courant d’air. Le théâtre est si éphémère. Il faut lire les deux livres pour en savoir plus.

Je me dis que, cet été-là, Gervais a dû parfois se sentir Monsieur Suzanne Lebeau… comme l’avait dit avec tant d’élégance et non sans un soupçon de malice le Délégué général du Québec à Mexico, qui avait eu un blanc au moment de présenter Gervais lors d’une cérémonie très protocolaire à Guadalajara. L’attaché culturel, Gilberto Palmerin, a failli en mourir, mais Gervais se la sert lui-même avec assez de verve et un grand sourire…

2013 a bien eu un automne. Pour Gervais… Pour moi. Pour l’équipe… Les saisons ne veulent plus rien dire. Les vacances ne veulent plus rien dire. Le Mexique travaille douze mois par année.  La France travaille tout juillet et nous travaillons souvent en France. L’hémisphère sud (Argentine, Uruguay, Australie, Taiwan, etc.) a ses saisons contraires aux nôtres et le gros de son activité se passe en juillet et août… leur hiver. Nos plus gros mois, ceux de la planification, de la rentrée, c’est août et septembre… Alors entre l’hiver et l’été… on ne sait plus distinguer… Et quand nous sommes en France en juillet, en Argentine en août… il reste peu de temps pour les vacances. La mondialisation nous aura permis de travailler douze mois par année. Un luxe aujourd’hui pour les artistes.

Automne 2013…

Des reprises, peut-être… C’est à la fois trop loin et trop près. Je n’ai plus de repères. Je n’ai pas accès aux statistiques, aux chiffres classés et définitifs. Un trou béant, un véritable trou comme si cet automne-là s’était effacé complètement de ma mémoire. Je sais bien que nous travaillons sur Chaîne de montage, sur le projet du Cube, que nous avons des réunions, des états financiers à analyser, une AGA à tenir, des problèmes informatiques probablement (il y en a toujours). Je sais bien que tout le monde travaille… planche, clenche… mais à quoi?

Je me rappelle seulement – et me le rappelle vaguement – qu’en novembre, je pars pour Mexico. Une fois de plus je me sauve, je dois me sauver, du quotidien, de l’hiver. Cette fois, je n’écris pas, je ne veux pas écrire. Je veux lire, me concentrer sur des livres qui me demandent un temps fou et une énergie très centrée. J’ai besoin de ces lectures pour mettre de l’ordre dans les recherches que nous avons développées, Gervais et moi, pendant toutes ces années.  Nous avons plus que jamais le désir de la transmission.