2014

Janvier sur des chapeaux de roue. L’hiver trop froid cette année. Pas deux petites journées de redoux. De la neige. Tous les jours de la semaine. Toutes les semaines.  On va encore me dire que j’exagère, mais mon cerveau enregistre l’hiver avec une précision implacable qui se compare tout à fait à nos statistiques de saison. Regardez les records battus l’hiver passé, vous verrez que j’exagère à peine. Regardez vos comptes d’électricité…  

Le printemps, quand il arrive, est moche. Un mi-hiver. On est bien loin du printemps érable. Il faisait beau et chaud en 2012, et l’espoir flottait dans les rues. Cette année, il pleut, il fait froid, l’hiver s’étire à perte de vue et le peuple québécois se montre plus frileux que jamais. Le printemps est déprimant politiquement mais, Dieu merci, on ne se doute pas encore jusqu’à quel point il sera déprimant, déprimant profondément et pour longtemps. Nous allons bientôt entrer sous le règne d’une médecine de cheval pour tuer à jamais un pays déjà exsangue. Pas besoin de dictateur au Québec, pas besoin de coup d’état. Pas besoin de guerre civile. Un bon médecin spécialiste suffit pour la job de bras… élu démocratiquement.

En avril, nous sommes en France avec Gretel et Hansel et nous pleurons avec nos amis français… La France et les Français ont fait un dangereux virage vers la droite et nous, nous avons perdu le peu de dignité qui nous restait dans ce pays dirigé par un évangéliste d’extrême droite qui ne pense qu’à vendre du pétrole sale et du bœuf de l’ouest, sacrifiant dans les échanges les fromagers qui n’ont de tort que d’être québécois.

Gretel et Hansel, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2013. Catherine Dajcman, Jean-Philip Debien. Photo: F.-X. Gaudreault

Gretel et Hansel, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2013.
Catherine Dajczman, Jean-Philip Debien.
Photo: F.-X. Gaudreault

En mai, dans la grande désolation, nous partons pour la Pologne avec Nuit d’orage que nous présentons en polonais. Le spectacle est présenté dans le cadre du festival Korzsak, hôte du 18e Congrès d’ASSITEJ International. J’étais retournée l’année précédente en Pologne à l’invitation de Jan Nowak et d’Iris Munoz de Drameducation qui font un travail soutenu de développement de la dramaturgie francophone en Pologne. Pour tout dire… ils sont incroyables. Travaillent avec 4 bouts de ficelle et réussissent partout où ils passent de véritables miracles. Ils ont même accueilli en Pologne le Petit Pierre de la compagnie française La sauce aux clowns, une production si belle et si touchante de Petit Pierre que j’en garde un grand frisson. Le théâtre est non seulement un lieu de rencontres, mais un lieu de miracles.

Pour Gervais, c’est le vrai retour après 40 ans. Pour Milena, c’est la chance de mettre ensemble son métier et son pays d’origine. La Pologne n’est plus ce qu’elle était et le théâtre n’y est plus ce qu’il était. Maintenant faire du théâtre pour enfants, c’est bien faire du théâtre pour enfants… Et puis… les budgets de la culture ont été largement amputés : une bonne partie a été affectée au nouveau musée consacré au premier pape polonais nouvellement sanctifié, Karol Wojtyla. Pape polonais, cela veut tout dire. La religion a peut-être été le plus grand acte de résistance des Polonais au communisme. Et puis les avancées de la Russie en Ukraine inquiètent la Pologne ; le gouvernement continue à amputer les budgets de la culture pour l’effort de guerre. Les armes sont désuètes… les progrès en armement sont tellement rapides et importants.  En fait, tous les prétextes sont bons… Conclusion, le festival Korzsak est un festival pauvre.

Nos conditions de travail sont éprouvantes. Nos conditions de vie aussi… Nous habitons entre artistes, loin des lieux de représentation… genre auberge de jeunesse… Les cris, les courses dans les escaliers, les policiers qui viennent régler des drames domestiques nous réveillent presque chaque nuit. Le matin, le café est instantané et le trajet d’une bonne demi-heure pour aller au Palais de la culture et de la science où se passe le congrès et où nous jouons. Marie-Eve (qui est aussi à Varsovie en mission avec Théâtres Unis Enfance Jeunesse et ASSITEJ Canada) quitte l’hôtel où elle partage une chambre avec deux autres filles, je devrais dire entre deux autres filles, et rejoint les officiels du Congrès qui eux sont bien logés… à côté du Palais de la culture et de la science où se déroule le festival. Elle cherche des chambres pour nous faire quitter le fabuleux quartier Praga… Pas de chance… c’est complet, mais nous avons au moins celle (la chance) d’y être avec nos amis mexicains.

Le festival est si mal organisé, si triste… Il ressemble si peu au théâtre polonais dont j’aimais à la folie la belle vitalité, l’inventivité, la créativité! Quelle déception et quelle épreuve! Le spectacle est accueilli au 6e étage d’un immeuble dont l’ascenseur (pour décor seulement, les équipes et le public montent les six étages à pied) ne se rend que jusqu’au 4e. La petite salle ne donne pas la moindre chance au décor de se déployer et au spectacle de prendre son ampleur, mais la magie du théâtre opère malgré tout. On me le dit, car je ne le vois pas.

Nuit d'orage de Michèle Lemieux, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2010. Ludger Côté, Émilie Lévesque. Photo: F-X Gaudreault

Nuit d’orage de Michèle Lemieux, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2010.
Ludger Côté, Émilie Lévesque.
Photo: F-X Gaudreault

Je suis quelques étages plus bas et un peu plus au sud dans une autre aile de l’immense bâtiment communiste à donner une conférence, mais je vois bien les allers-retours d’une tour à l’autre de Sylvain et de Marie-Eve qui essaient de couvrir les deux événements, de ne rien laisser au hasard, de n’échapper personne qui pourrait se révéler un important contact, de faire en sorte que le système de traduction simultanée fonctionne, que les gens en soient avertis… car l’organisation est d’une pauvreté… L’équipe du festival invisible, inexistante et, soyons clairs, dépassée. Une chance que nous sommes professionnels, organisés, et que Milena parle parfaitement le polonais. Quelques étages plus bas et un peu plus au sud, je suis plantée là dans cette salle immense, et Zbigniew Rudziński de Teatr w Polsce prend les choses en main, à mon grand soulagement. Étrangement, comme Jan et Iris, il est de Poznań où le théâtre semble avoir gardé un sens de l’exigence : ces rencontres internationales doivent avoir des impacts. Zbigniew a un savoir-faire inné de la grande tradition polonaise et pour une fois je me suis obstinée à donner ma conférence en français. Le cachet étant symbolique, la faire traduire coûterait trop cher… Une décision aussi banale a eu de grandes retombées. Les services de traduction sont toujours aussi bons… et la conférence est traduite de manière simultanée en polonais pour les Polonais, en anglais pour les autres… Pour une fois, depuis très longtemps, les francophones reçoivent dans un événement international une parole directement dans leur langue, et ils sont nombreux au rendez-vous. Ils sont émus et le discours prend une autre portée. Quant aux Polonais et à ceux qui ont en commun la langue anglaise, ils demeurent intéressés. Le discours pour beaucoup est neuf et ouvre des portes… Il étoffe les argumentaires qu’ils sont à développer.

C’est seulement après ma conférence que j’apprendrai la course folle dans les six étages pour monter chacun des éléments du décor, la terreur des techniciens de perdre ou d’oublier un morceau dans les allers-retours et le remplissage des caisses du décor avec le carnet ATA dans une main, et une rigoureuse feuille à cocher pour ne rien oublier dans l’autre. La belle aventure… Le théâtre qu’on nous avait réservé a «probablement» été retenu par la compagnie qui, bien sûr, a décidé de profiter d’une si belle occasion pour présenter son propre spectacle. Nous ne sommes pas allés le voir… et triste à dire, nous avons vu peu de spectacles transcendants…

Il nous reste de la Pologne un souvenir brillant qui éclipse toutes les déceptions : la réception à l’ambassade canadienne… ou plutôt je devrais dire l’événement « Le Salon francophone » qui s’est organisé autour du texte Le bruit des os qui craquent. Dire que c’est la première fois que nous étions tous fiers, vraiment fiers d’être canadiens n’est pas trop fort. Oh! L’émotion qui nous a saisis à entendre les fragments du texte Le bruit des os qui craquent  lus pas le Délégué commercial de l’ambassade, Rouslan Kats, et une traductrice dont je ne peux malheureusement pas donner le nom! Oh! L’intelligence des questions qu’avait préparées Ewa Krasnodębska pour la rencontre avec moi devant tous ces délégués francophones de Suisse, de Belgique, de France, du Maroc, du Congo et des jeunes adolescents qui fréquentent la langue de Molière. Oh! La gentillesse exquise de l’ambassadrice Alexandra Bugailiskis, son savoir vivre, sa santé intellectuelle. Oh! Le beau bouquet qui vaut mille mots et raconte si bien l’après-midi… Je mets la photo qu’en aura prise Marie-Eve en sortant de l’ambassade, ravis, rassurés de savoir que nos sous servent aussi à de belles rencontres!

Suzanne à Varsovie

L’été, quel été? Entre Avignon, où est lancée la Belle saison, le dossier des successions au CQT (Conseil québécois du théâtre), la conférence que Gervais doit faire en Argentine et ces chroniques dont je me suis donné à moi-même la commande, nous ne le voyons pas passer. Je me rappelle seulement que Gervais est pendu à Skype, qu’il traîne partout ses papiers où il écrit ses notes préparatoires et que moi, je ne lâche pas mon ordinateur. Officiellement, la compagnie est en vacances, mais plusieurs poursuivent le travail sur des dossiers qui n’en prennent pas… Véronique et le Cube… Sylvain et la diffusion… Il est aussi bien sûr dans la planification de Chaîne de montage. Il y a des changements dans l’équipe… Il faut intégrer Marie-Eve et ses projets dans la chaîne des créations du Carrousel, le plus rapidement possible, le plus complètement possible.

Dès le début de l’automne, c’est la création de Chaîne de montage au Théâtre de 4Sous. Il faut être fou pour écrire un texte pareil. Mon frère aurait dit: diviser par mille et prendre le contraire. Il faut être fous comme Gervais, Marithé, Elisabeth Bourget (je la retrouve au CEAD, conseillère dramaturgique après l’avoir tant appréciée à l’École nationale) pour accepter de travailler ces mots démesurés, ces images sans bon sens, ces extravagances innommables. Il faut être naïves comme Annick Bergeron et Linda Laplante pour accepter de se les mettre en bouche, ces mots-là et les prononcer à voix haute.

Il faut que Linda soit folle à lier pour accepter de reprendre ces mots tous les soirs à heure fixe pour des publics, toujours attentifs, oui toujours, mais toujours bouleversés et souvent horrifiés… Par quoi? Difficile à dire. Par la réalité ou par le fait d’en parler? Je sais que mon écriture est frontale, directe, implacable. Que Gervais n’a rien fait pour diluer la charge que j’ai mise en écrivant ces faits devenus divers par quel monstrueux hasard? Par un enchaînement implacable… Ce ne sont pas des faits divers. C’est une tragédie, une véritable tragédie comme l’est maintenant la disparition de tant de femmes autochtones au Canada… Et Gervais ne s’est pas trompé.

Il faut être fou comme le 4Sous, comme Éric Jean et son admirable équipe, pour porter le projet avec tant de soin, d’empathie, de compétence, de créativité. L’équipe a été formidable, et tout le monde au Carrousel a eu un grand bonheur à rencontrer son vis-à-vis. Les négociations étaient faciles, les équipes techniques s’entendaient comme larrons en foire, la couverture de presse à la hauteur de toutes les attentes, le travail de développement de public exceptionnel, sur tous les plans… aller chercher les publics, tous les publics, celui qui vient naturellement et celui qui préfère ne rien savoir. Ils sont nombreux, ceux qui préfèrent ne pas savoir.

Linda… que te dire, grande actrice, amie si tendre, comédienne constante et infatigable, en pleine possession de ton art aussi fragile qu’essentiel, qui, tous soirs, a repris avec la même humilité et le même talent le poids de tant de destins avortés… de tant de silences complices, de tant d’impunité… Chère, très chère Linda, je t’aurai si peu vue, si peu accompagnée, moi, la grande coupable pourtant. Je sais, Gervais le sait, Marie-Eve, Véronique et Sylvain ont été présents. Gervais beaucoup plus que moi… Mais je pense encore que nous aurions dû être là souvent, presque tous les soirs… avec toi et avec le public pour partager le poids de mots aussi lourds, toi, seule sur scène.

Ce dernier automne a été infernal… Raconter le quotidien de l’automne, de cette année infernale, de ces trois dernières années infernales sinon, il ne restera de l’automne 2014, que le souvenir de ne pas avoir été présents partout où nous aurions dû être présents…

Nous avions en même temps… les répétions de Chaîne de montage et la création montréalaise, les répétitions de Gretel et Hansel, du Bruit des os qui craquent et de Petit Pierre qui prend l’affiche au retour des vacances de Noël. Nous avions CINARS, Focus Québec, Les Coups de théâtre, les demandes de bourses, les rapports, les chroniques et les recherches, les corrections, les relectures, les rapports financiers et l’AGA, les associations qui discutent et rediscutent du problème des successions, les traductions et les publications à lire et relire, corriger… Gretel et Hansel en anglais et en espagnol, les publications de Chaîne de montage et de Petit Pierre chez Leméac, les conférences : une en Argentine (Gervais), une au Québec (Suzanne), une à Pessac (Suzanne) trois à Angers (Suzanne… et toujours des sujets et des publics différents)… Nous avions les besoins incessants de la ministre qui réclame toujours plus de détails pour le Cube, les activités à y implanter dès maintenant pour en assurer la crédibilité, l’organisation du 40e anniversaire… Toute l’équipe mobilisée… et les samedis, les dimanches, les soirs et les fins de semaine…

Dans cette énumération il n’y a pas encore la vraie raison d’être du Carrousel, les représentations… Combien cet automne?

21 de Chaîne de montage, au 4Sous.

30 de Gretel et Hansel, en tournée au Québec.

11 du Bruit des os qui craquent, en tournée au Québec.

62  représentations en moins de 4 mois dont une création.

Vivement, la fin de 2014.

Vivement, 2015…