2011

ODETTE

En février, Fred (alias Nathalie Darveau: 2 Nathalie c’est trop pour une équipe de 8 et leurs bureaux sont contigus) entre au Carrousel. C’est le dernier cadeau d’Odette qui est, Fred nous le dit elle-même, obligée de batailler fort pour que la demande de soutien gouvernemental soit admise… La seule chose dont Fred se rappelle parfaitement, à propos de l’arrivée au Carrousel, c’est sa date d’entrée en fonction : le 14 février… qui expliquerait, selon elle, le coup de foudre (réciproque) avec la compagnie. Oh! Le grand bonheur, tous les jours renouvelé, de travailler ensemble. Fred, notre Fred, à tous les postes, toutes les demandes, toutes les urgences, tous les outils. Quand elle ne les trouve pas, elle les invente.

Mai. On présente Souliers de sable au festival Petits bonheurs à Montréal. On tourne. La saison roule normalement. Le projet de relocalisation des bureaux avec  le Théâtre Le Clou se poursuit. Le projet ne s’appelle pas encore Le Cube, mais nous franchissons des étapes importantes. Nous avons fait le programme fonctionnel et technique, l’étude d’impact et l’étude d’adéquation, trois procédures qui validaient la faisabilité du projet dans son site actuel, dans l’îlot Sainte-Brigide-de-Kildare.

Souliers de sable, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2006. Joachim Tanguay, Martin Boileau. Photo: F-X Gaudreault

Souliers de sable, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2006.
Joachim Tanguay, Martin Boileau.
Photo: F-X Gaudreault

En juin, on fête le 60e anniversaire d’Odette avec sa famille, ses deux petites-filles (des jumelles toutes neuves), ses enfants, les quatre beaux et tendres, si près de leur mère, et son Jean-Léon qui n’aura jamais trahi la forte amitié qu’ils se portaient mutuellement. Il fallait l’embrasser délicatement, car elle avait une tension dans le cou qui la faisait beaucoup souffrir et je me rappelle que je faisais très attention, moi qui toujours ai la tentation de prendre à bras le corps et à serrer très fort pour dire ma tendresse. Vivre à côté d’Odette était bon. Elle donnait à chacun la liberté dont elle-même avait besoin pour vivre.

Elle est revenue de ses vacances si souffrante qu’elle ne supportait même plus de dormir dans un lit. Son Jules-Ric nous tenait au courant… lui qui s’est fait chauffeur de sa mère, incapable de conduire. Il l’a ramenée de Québec pour la mener directement à l’hôpital. Odette n’en est ressortie que pour mourir chez elle, nous laissant orphelins, amis et collègues, tout comme Mathilde, Pierre-Félix, Jules-Ric et Lou-Joris. Nous étions à Mexico, Gervais et moi, quand on a appris la nouvelle, le mercredi, veille de la première mexicaine de El ruido de los huesos que crujen que Gervais montait à la Compania Nacional de México. La cérémonie pour Odette se tenait le dimanche… Nous avons changé les billets d’avion?, assisté à la première, le jeudi, à la représentation du vendredi, fait les valises en catastrophe, assisté aux deux représentations du samedi… Gervais a donné ses notes aux acteurs et nous sommes partis en catastrophe avec la camionnette de la compagnie et la peur panique de rater l’avion à cause du trafic (le maudit spectacle de Justin Bieber). J’ai appris son nom ce soir-là et appris du même coup à le détester.

À sept heures, le dimanche matin nous étions à Montréal et à 11 heures avec Odette et sa famille.. Nous pensions passer et les laisser dans l’intimité, mais nous avons vite senti que notre place était avec eux toute la journée. Odette avait marqué le milieu du théâtre si profondément, si sûrement, que le défilé a été continu : un flot d’amis, de connaissances, de relations professionnelles qui n’avaient rien à voir avec les poignées de main officielles. Odette était d’abord et avant tout un être humain, une femme d’une sensibilité et d’une générosité hors du commun et sa simplicité mettait à l’aise. Tous. Tout de suite. Alors le milieu, et il est large ce milieu, a voulu lui rendre hommage et lui dire à quel point elle avait été précieuse et combien ses actions, son souvenir étaient gravés dans nos mémoires.

Le Devoir du 28 septembre 2011 publie.

On apprenait hier par voie de communiqué la mort d’Odette Lavoie, directrice générale du Carrousel, après une longue lutte contre le cancer. Gestionnaire éclairée, appréciée de tous dans le milieu, elle aura contribué à faire en sorte que la compagnie associée surtout à Suzanne Lebeau et Gervais Gaudreault définisse sa propre manière de faire les choses et connaisse ainsi le succès à la grandeur de la planète.

Fort active depuis une quarantaine d’années, elle a travaillé dans une foule d’organismes du secteur comme le Théâtre Parminou, le CQT, le TUEJ et la Maison Théâtre. La disparition d’Odette Lavoie est survenue alors qu’elle était à développer un projet de déménagement visant le Théâtre Le Clou et le Carrousel dans l’église Sainte-Brigide de Kildare. En plus de sa famille et des gens de son équipe qu’elle laisse dans le deuil, c’est tout le théâtre s’adressant aux jeunes publics qui portera le deuil. On pourra néanmoins lui dire adieu le dimanche 2 octobre à la Coopérative funéraire de la Rive-Sud de Montréal, à Longueuil.

Nous n’avons pas remplacé Odette cette année-là. Nous n’en étions pas capables. La seule personne qui aurait pu s’asseoir à ce bureau sans que cela paraisse incongru ou indécent était Pierre Tremblay, qui avait remplacé Odette lors de sa demi-sabbatique, le temps du voyage presque initiatique en Afrique qu’elle aura tant rêvé et réussi à faire. Mais Pierre venait de prendre le poste de directeur général du festival Petits bonheurs et, pour qui connaît Pierre, la question ne se posait pas. Nous lui avons quand même posée en connaissant déjà la réponse…

Le bureau est resté vide.

Mais l’équipe! La belle équipe! L’extraordinaire équipe du Carrousel! Gervais et moi, on a pu expérimenter dans le quotidien la compétence, la solidité, la maturité de notre équipe. Les coudes serrés, le regard droit devant, les priorités traitées les unes après les autres, la présence présente et rassurante d’André Courchesne, notre président du conseil d’administration, dans tous les dossiers chauds qui demandaient avis ou négociations délicates… et il y en avait. André lisait, relisait, les projets, les ententes, nous conseillait. Il a été comme toute l’équipe : d’une formidable disponibilité et heureusement, car l’année était une lourde année de tournée, que nous avons passée, la tête haute, réalisant les projets prévus et préparant les prochaines saisons avec une équipe vraiment réduite… Odette de très loin nous surveillait sûrement…

Dès octobre, Gervais et moi, on repart pour l’Uruguay avec Sophie, Benoît et Éric, au Festival Internacional de Artes Escénicas de Montevideo, où on présente une lecture dramatisée de Cuentos de niños reales. Que dire de ce pays que nous découvrons en grande mutation avec un tout nouveau président, Mujica, qui fait les choses différemment… Déjà, il a renoncé à 90% de son salaire puisque, ouvrier syndicaliste, il a toujours réussi à vivre ce avec 10%, dit-il… Il a redonné au peuple la maison présidentielle et continue d’habiter chez lui… On peut vraiment changer les choses quand on y croit… Le festival baigne dans les mêmes eaux…

Ivan Solarich et l’équipe du FIDAE ont une énergie contagieuse, une vitalité qui prend ses racines dans une passion quotidienne pour le théâtre et, encore une fois en Amérique latine, sans cette hiérarchie dévastatrice qui classe les grands avec les grands, les petits avec les petits, fait des catégories, néglige, méprise, oublie. À la fin du festival, nous nous disons au revoir. Les  liens d’amitié avec le FIDAE et avec le milieu sont déjà si solides que nous saurons imaginer les projets pour nous retrouver. Nous y retournerons dès l’édition suivante avec El ruido de los huesos que crujen qui marque le 200e anniversaire de l’indépendance du pays. Nous verrons, oui, nous verrons dans la rue les files d’un public patient et avide qui encerclent le théâtre pour des spectacles de théâtre et de danse… Pour marquer le 200e anniversaire les entrées aux spectacles étaient gratuites, les billets avaient été distribués dans la république, les autobus venaient de toutes les régions du pays et ceux qui n’avaient pas eu la chance d’avoir un billet attendaient pour profiter des places  libres.

El ruido de los huesos que crujen, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2011. Diana Sedano, David Calderón. Photo: CNT/Sergio Carreón Ireta

El ruido de los huesos que crujen, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2011.
Diana Sedano, David Calderón.
Photo: CNT/Sergio Carreón Ireta

De retour à Montréal juste à temps pour marier notre fille à son beau Mexicain menacé d’expulsion. La salle de répétition, les chaises et les tables, la bouffe pour 150 personnes et le notaire… Dieu merci, Émélie (ma petite nièce) et Xavier s’étaient chargés de tout. Je me rappelle que la veille du mariage, j’animais une rencontre avec le public après une représentation du Bruit des os qui craquent, très loin dans l’est de la ville… je dormais dans la voiture en revenant.