1992

Contes d’enfants réels. Il a eu l’idée (malgré moi, je crois) de porter à la scène quelques-uns des contes d’enfants que j’écris depuis des années. Il en choisit huit… D’où est venu le titre et comment s’est-il imposé? Je n’en ai pas le moindre souvenir, mais il est parfait. Il dit la proche parenté avec la réalité de chacune des situations, de chacun de personnages et le plaisir à broder autour de la réalité pour le ludisme, le mystère et le désir de signes et symboles qui enracinent de petites situations quotidiennes dans l’universel. Le premier conte, Le Monstre, raconte l’enfance du premier souffle au premier soupir… soupir amoureux. Le téléphone, est celui qui m’annonce la mort de mon père et la manière instinctive des petits de deviner ce qu’on leur cache. Titi, la petite géante… Histoire vraie, ô combien, de la mère enceinte qui fume et accouche d’un GROS BÉBÉ. Faudra-t-il le couper, ce conte, quand on reprendra la lecture au printemps? L’enfant qui ne voulait pas jouer du violon… quel mauvais exemple il a donné, ce petit-là qui s’ennuyait assez pour inspirer un conte, et qui vit aujourd’hui au milieu des violons dont il a appris à jouer comme par miracle. Le frère de celui-là, assez culotté quand il se sert de son petit caractère pour écrire sa résolution qu’il va fièrement porter à ses parents: Se que je ne feut pas vair: laferselle. Chaque conte fait surgir comportements inadéquats ou questionnements éthiques qui, bien sûr, ne sont jamais donnés en exemple, mais au jugement critique de l’enfant qui en est tout à fait capable et au pouvoir de mimétisme et de catharsis du théâtre qui permet la prise de conscience. L’exemple du conte L’enfant qui aimait trop la science est admirable: selon les enfants, le conte pose les questions éthiques que doit se poser la science dans un siècle d’apprentis-sorciers: jusqu’où avons-nous le droit d’aller pour savoir? Les adultes, eux, y ont vu une approbation de la cruauté enfantine. Les chapeaux de Camomille… qui jamais ne l’empêcheront de vivre sa vie comme elle veut. Un hymne à la liberté avant que la sécurité ne revienne en force et m’oblige à mettre mes souliers pour partir à la découverte du monde. Le goûter de Julie… qui essaie d’attirer l’attention de son père, ce conte-là passait le barrage des sens exacerbés des adultes devant un spectacle pour enfants: sa chute faisait éclater de rire. Tous incorrects, ces enfants… Incorrects les contes… La vie elle-même est-elle correcte? L’art? L’art qui choisit de rencontrer des enfants, doit-il être correctement poli et policé? Doit-on polir les aspérités, édulcorer, adoucir, alléger, proposer des happy end à répétition? Ces questions-là persistent, toujours actuelles, et nous obligent à chercher des réponses qui restent partielles et provisoires.

Contes d'enfants réels, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel 1992. Benoît Vermeulen, Linda Laplante. Photo: André P. Therrien

Contes d’enfants réels, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel 1992.
Benoît Vermeulen, Linda Laplante.
Photo: André P. Therrien

1992 est mémorable. Une invasion de femmes déterminantes pour la suite des choses entre dans la vie… du Carrousel. Odette Lavoie et Françoise Villaume… Deux seulement, me direz-vous! Deux qui en valent mille. Odette Lavoie vient du Parminou (c’est la troisième personne qui nous arrive presque directement du Parminou) et nous savons qu’en général, nous formons de belles équipes. Des valeurs communes, une manière de faire les choses avec rigueur et détermination, une capacité de travail de marathonien. Odette a tout cela et va marquer le Carrousel de sa présence généreuse, de sa capacité à résoudre les conflits, de sa gestion éclairée qui non seulement sait choisir les employés, mais qui sait les garder, rebrassant les cages et les tâches pour que personne, jamais ne s’ennuie. Rebrasser la cage, les mots, les idées jusqu’à l’ultime seconde!… si je me rappelle les nombreux févriers (au moins 20) que nous avons connus en 20 ans… Je ne compte pas les autres dates limites tellement nombreuses, mais de moindre importance. Février… et les demandes de subvention au fonctionnement! Comment avons-nous pu finir tous les ans avec le sentiment d’être tellement en retard alors qu’on s’y prenait tellement d’avance? L’inspiration de dernière minute, la nouvelle perspective qui éclaire tout le reste et oblige à tout revoir, même les budgets. Odette en était la spécialiste. L’armée réquisitionnée au bureau jusqu’à la dernière minute, la dernière seconde. Le cachet de la poste qui en fait foi, chaque fois. La preuve. Les bureaux de poste ouverts jusqu’à minuit. Odette nous avait-elle fait subir… une première demande de subvention dès février 1992?

Contes d'enfants réels, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel 1992. Linda Laplante, Benoît Vermeulen. Photo: André P. Therrien

Contes d’enfants réels, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel 1992.
Linda Laplante, Benoît Vermeulen.
Photo: André P. Therrien

Avril, le 17 avril 1992 (il fait froid, il fait toujours froid dans mes souvenirs), nous présentons une lecture des Contes d’enfants réels durant la Semaine de la dramaturgie au Théâtre La Licorne. C’est lors de cette lecture que je rencontre Françoise Villaume. Elle a lu tous mes textes et vient à Montréal m’offrir sur un plateau d’argent une résidence à La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Je ne connais pas La Chartreuse, je ne connais pas Avignon, si ce n’est la réputation du grand festival inaccessible dans ma tête de petite chercheuse au quotidien, immergée dans son travail avec et pour les enfants. Je rêve de cette Mecque où plane encore l’ombre du grand Vilar avec histoire, pensée, philosophie et actions déterminantes. Idéalistes, utopistes, Gervais et moi, on aime qu’il y ait des gens plus grands que nature à admirer, des gens sur lesquels aligner pensée et actions. Jean Vilar est de ceux-là depuis toujours. Je suis doublement et triplement impressionnée.

Je reçois Françoise Villaume à la maison. Elle a un fils de l’âge du mien qui sympathisent tout de suite et fuient au billard pour nous laisser parler: écriture. Théâtre. Enfance!  Françoise me décrit le lieu: un monastère du XIVe siècle converti en Centre national des écritures du spectacle. Le titre impressionne… Je n’ai pas encore vu le lieu… Je n’ai pas encore vécu dans le lieu… Elle veut organiser une résidence autour des écritures pour le jeune public. Les écritures pour le jeune public existent donc quelque part? Résidence conséquente… Trois mois: écriture, lectures, rencontres avec le public, plaquettes de fin de résidence, relectures pendant le Festival d’Avignon… Pas une petite rencontre à la sauvette, une vraie résidence comme toutes celles qui sont offertes aux auteurs… je dis « auteurs »… je ne dis pas « auteurs pour adultes»! Madame Villaume, c’est ainsi que je l’appelle à ce moment-là, s’inquiète: elle sait que j’ai une fille de 7 ans et se demande si je pourrai être absente de la maison aussi longtemps. Trois mois dans la vie d’une mère et d’une petite fille. Trois mois dans la vie d’une famille qui vit au rythme des premières et des voyages, des tensions de la création et des obligations d’une PME toujours à la recherche de moyens de diversification, d’outils de gestion, d’efficacité sans jamais perdre de vue sa mission première et ses objectifs à court, moyen et long termes: réconcilier enfance et création. Tous les quatre, petite famille, nous sommes soumis à ces ballotages qui parfois nous donnent le mal de mer, parfois nous font faire les plus beaux voyages dans l’intimité et l’imaginaire de pays inconnus, de cultures autres.

Laisser Xavier trois mois. Il a 16 ans et sera le plus heureux du monde. Laisser ma petite Camomille trois mois. Elle est bien petite. Laisser la famille, Gervais aux horaires imprévisibles qui débordent devant-derrière-avant-après avec la certitude que je pourrai assurer à la maison puisque l’écriture me permet de choisir mes horaires (un vieux débat entre nous). Ce qu’il ne sait pas… c’est que ce sont mes obligations qui décident de mes horaires d’écriture. Plus j’y pense et plus cette offre de temps à perte de vue me séduit … m’ouvre des horizons… me devient nécessaire.

Françoise, subtilement, a prévu une coupure dans ces trois mois pour les rendre plus digestibles. La résidence aurait lieu de novembre à février, avec pause pour les vacances de Noël. Je ne me rappelle pas quand le oui a été définitif après en avoir pesé le pour et le contre au Théâtre le Carrousel, à la maison, avec Gervais. OUI…OUI… OUI!!!
Je suis partie début novembre avec quelques appréhensions.
J’imaginais austère une cellule de moine.
J’imaginais que les autres auteurs seraient des maîtres
et que je ne serais pas à la hauteur.
Je développais, ce dont Paulo (Paul Pourveur) et moi on parlera souvent, le syndrome de l’imposteur, connu, paraît-il, de tous les artistes.
Les conditions d’exercice de notre métier  devenaient trop belles, trop idéales.
Comment croire que ça nous arrive, à nous?

Le choc merveilleux de la porte de la cellule qui s’ouvre. J’entre dans la solitude, le temps et la plus belle des cellules : grande avec son escalier et son étage, claire, de pierre avec cuisine et foyer, avec jardins devant et derrière. Je l’aime tout de suite et m’y sens chez moi tout de suite.

Je découvre qu’être auteur signifie quelque chose. Je découvre aussi qu’on me considère comme un auteur… ou une auteure (Québec)… ou une autrice (France). Enfin, j’ai un vrai métier… même si j’ai choisi les publics d’enfants. J’ai 45 ans et je vis cette résidence comme un cadeau inestimable. Le fait d’être auteure/trice me donne la responsabilité, le goût d’écrire, la rage d’écrire, le temps d’écrire. Le temps. La substance du temps. L’épaisseur du temps. Le temps après lequel on ne court pas du matin au soir, qui s’étale comme un lac tranquille. J’apprends à aimer le temps, le déguster, le savourer. Il est si bon ce temps de la Chartreuse que, pour écrire dorénavant, il me faudra fuir toujours. Fuir où je suis seule… et de préférence au soleil, où il fait chaud et clair.

Les dix premiers jours, j’écris comme je n’ai jamais écrit : le matin, le midi, le soir, la nuit. Je termine sans presque m’en rendre compte Salvador que je traîne depuis six mois (en fait… depuis presque deux ans), j’écris L’imparfaite qui restera imparfaite, Le tête à tête à tête, début d’un texte ubuesque qui m’amuse follement avec ses personnages plus grossiers que nature, un conte d’enfant réel pour chacun de mes compagnons de résidence. Un de ces compagnons me demeurera fermé comme un mur, une autre m’en voudra à la vie, à la mort pour lui avoir volé un morceau de son enfance, mais les trois autres contes auront l’effet, si la résidence ne l’avait déjà eu, de nous unir à la vie à la mort Philippe Morand, Paul Pourveur et Jean-Pierre Spilmont. Cette résidence aura des suites pendant des années: résidence de traduction en Italie, lectures à Bruxelles et Montréal. Les retrouvailles sont toujours mémorables et, cette fois (ces fois-là), Françoise est désormais pair, partie, amie. Nous sommes cinq, au chalet de ma sœur Christine, cinq à courir le monde pour assister aux premières des textes de nos amis, cinq comme les cinq doigts de la main, même si le temps fait, cette fois-ci, œuvre de dispersion. Où est-il passé ce temps où on avait le temps…

1992. Parce que je viens de si loin et que j’ai une petite, si petite, j’ai le droit de rester à la Chartreuse durant les vacances. Droit exclusif et rare. Il neige à Noël deux petites heures dans l’après-midi du 25 et nous sommes seuls dans le monument historique avec nos amis Jacqueline et Joël Jouanneau, nos grands amis depuis Une lune entre deux maisons (le fait d’être auteur… lui donne le droit). L’année se termine au coin du feu, dans ma cellule et à Paris chez Annie (Sellem… elle qui a donné mes textes à lire à Françoise) et Didier (Goury)… Gervais et moi on découvre le foie gras qu’Annie sert en grosses tranches sur du pain chaud. Tant mieux pour nous… tant pis pour Xavier qui a insisté pour revenir à Montréal… et doublement… car un tuyau a gelé à la maison et c’est lui qui s’en occupe pendant notre absence. Camille et Gervais rentrent à Montréal. Je retourne à la Chartreuse.