Gabriel Lemelin, cher Gabriel, entre au Carrousel en août… début de la saison 1990-1991. Il travaille d’abord au secrétariat et, dans mes souvenirs, nous sommes déjà sur Parthenais… car je ne me rappelle pas avoir vu Gabriel dans les grands locaux lumineux de Ville Lasalle… Quand donc avons-nous déménagé?
Pourquoi avoir déménagé? Je peux l’expliquer. On se sentait éloignés et il devenait de plus en plus difficile d’attirer les artistes… Le transport en commun n’était pas au point, les artistes avaient rarement des voitures… La situation se compliquait et je crois que j’ai dû y être pour quelque chose car j’y allais le moins possible. Je perdais trop de temps en transport pour une réunion. Un des critères déterminant a probablement été la distance entre les bureaux… et la salle de répétition. Les deux espaces n’étaient éloignés que de deux étages mais les deux groupes (les artistes et l’équipe permanente) se fréquentaient peu… et se sentaient orphelin l’un de l’autre. André a-t-il pris la décision avant de quitter le Carrousel? Est-ce Alain qui a fait le mouvement décisif? Encore une fois, mes souvenirs sont vagues…
Par contre, je me rappelle très bien que Gervais et moi, on arpentait à pied les rues du Centre-Sud. On le marchait avec entêtement. On savait que c’était un quartier abordable. On savait aussi qu’il y avait une forte concentration d’ateliers de confection qui fermaient, incapables de concurrencer l’industrie chinoise émergente. C’est en marchant qu’on a trouvé le 2017, rue Parthenais où le Carrousel est toujours installé, et qui permet la synergie qu’on cherchait: salle de répétition, entrepôt, bureaux dans un lieu où travaillent et se croisent les membres de l’équipe permanente et ceux qui y passent. Mais quand donc avons-nous déménagé?
Dominique Gagnon, précise jusqu’au bout des ongles, a trouvé la réponse (mes souvenirs vagues se révèlent passablement justes, finalement) : nous avons déménagé le 1e juillet 1990, juste avant son arrivée. Carole Caouette, directrice technique avant Dominique, a pensé les divisions (cuisine, salle de répétition) que Dominique a organisées techniquement. Quant aux bureaux… ils sont confortables et il y a même des climatiseurs… installés par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui avait loué les locaux un été, un seul été, pour ses négociateurs! Je suis dans la petite histoire, mais cette petite histoire-là trace les divisions sociales.
Toujours en poste, notre Dominique! Poste multiple, difficile, diversifié… poste de préparation, de planification, de gestion dans sa fonction de directrice technique et de création, d’artiste dans la conception d’éclairage! « Une job d’homme » comme elle dit, elle qui, femme et artiste, se retrouve souvent en charge de techniciens dont le tour de bras est plus important que son tour de taille! Dominique… est arrivée au siècle dernier. Nous sommes déménagés au siècle dernier. C’était il y a déjà quelques éternités. Sur Parthenais, on a connu Dominique Gagnon, Gabriel Lemelin, Francine Gaudreault, Myriam Grondin, Odette Lavoie, Sylvie Ouellet, Nathalie Ménard, Marc Pache, Anh Bui, Pierre Tremblay que l’on retrouvera souvent dans notre histoire, Lorraine Hébert, Jacques Bélanger, Kamel Ait Mouhoub, Danielle Bruens aux multiples talents, Josée di Lalla, toujours inspirante, Lisette Bordeleau, Marie Ruel, Catherine Côté, Yvon Perrier, notre Yvon dont l’absence est toujours douloureuse, Jacinthe Laforte, forte Jacinthe et ses Humbles Éditions, Éliane Cantin, Catherine Drouet, Louise Forget, Danièle Renaud, Claudia Benoît, Sylvain Cornuau, Ingrid Holler, Nathalie Darveau, Véronique Fontaine… Et tous les autres qui passent plus ou moins régulièrement, qui partagent nos repas, nos angoisses et nos élans, nos victoires. Collègues, collaborateurs précieux, amis! Éric Gendron… inestimable Éric! Martin Jannard qui rode encore pour notre plus grand bonheur… François Gosselin…Qu’est-ce qu’elle en aura vu passer des gens cette cuisine en forme de passage vers la salle de répétition. Qu’est-ce qu’elle en aura abrité des projets cette salle de répétition où on aura créé tous les spectacles du Carrousel qui suivront Conte du jour et de la nuit et qui vibre encore d’une belle vitalité.
À travers les allers et venues, à travers les changements administratifs de 1990… je fais la deuxième partie de mon travail sur le sud… Je passe l’automne 1989 avec les enfants du nord pour comprendre ce qu’ils savent, aiment, comprennent du sud, et je veux faire le même travail avec les enfants péruviens. Marie-Odile, ma sœur qui habite le Pérou depuis un an, a fait les contacts pour moi et j’ai repris la correspondance avec José Oregon Morales, l’auteur de El Motin (La Révolte) que Gervais va mettre en lecture au Festival de théâtre des Amériques en 1992 avec des comédiens d’origine sud-américaine.
J’amène ma petite Camille au Pérou. Je ne veux pas la laisser cinq longues semaines. Elle me suit à Lima où je rencontre des enfants de la moyenne bourgeoisie à l’Alliance française, dans les pueblos jovenes, jeunes villages, c’est ainsi qu’on appelle les bidonvilles qui ont poussé autour de Lima sur des kilomètres et des kilomètres de collines poussiéreuses et sèches comme de la pierre. Je l’amène rencontrer les enfants de la campagne. Mais je ne l’emmène pas avec moi à Huncayo, dans la montagne. C’est trop dangereux. Je la laisse chez ma sœur Marie-Odile à Hurral dans sa belle hacienda, à 60 kilomètres de Lima. Camille s’accroche à moi, me dit de ne pas partir, qu’elle ne veut pas que je meure. Jamais devant elle il n’a été question des dangers de la montagne, des Sentiers Lumineux (Senderos Luminosos). Son sixième sens, celui de l’enfance, veille. Est-ce qu’on le perd vraiment en vieillissant?
Le souvenir de ces quelques jours dans la montagne péruvienne est inaltérable malgré le temps qui passe : les soldats étaient encore des enfants qui jouaient au ballon, leur arme sur l’épaule… j’avais toujours peur qu’un coup parte sans raison. Le froid entrait dans les vêtements et ne sortait ni le jour ni la nuit malgré les couches de laine du pays. Je voyais les paysannes de ma fenêtre d’hôtel et je me demandais comment elles pouvaient vivre dans leurs abris de fortune par une pareille température. Comme je l’écrirai dans Salvador « Le matin, elle trouvait l’eau des cruches gelée. ». Je me rappelle les toilettes à ciel ouvert tout autour du marché, les couleurs extraordinaires de l’artisanat péruvien qui n’arrivaient pas à réjouir la grisaille insistante du ciel et du froid. Je me rappelle l’orphelinat où une fondation internationale recueillait les orphelins de la guerre civile pour leur donner une formation professionnelle. Les enfants travaillaient, mangeaient et dormaient au milieu des coups de feu qui éclataient le jour et la nuit.
Je repensais aux conditions de vie de nos enfants et à leur attitude méprisante envers les plus démunis. Qu’est-ce qui justifie cette arrogance? Le manque de connaissances? La nature humaine? Je ne comprenais pas, ne comprends toujours pas et ne comprendrai peut-être jamais? Pourquoi le besoin, toujours, de se sentir plus favorisé qu’un autre? Comme L’enfant qui aimait trop la science, je cherche des réponses.
Pas de création, pas d’exposition en 1990. Des représentations nombreuses… Des tournées… nombreuses. En 4 langues, disent les statistiques, mais lesquelles… et où? L’Argentine et le Pérou. Le Canada anglais. L’installation sur Parthenais, l’enseignement (Gervais enseigne à L’Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx à Sainte-Thérèse et moi à l’École nationale de théâtre du Canada), les associations… de plus en plus nombreuses, de plus en plus gourmandes: temps, projets, dossiers, concertation, lobby politique… Souder la communauté artistique, faire exister le théâtre jeune public, lui donner des lettres de noblesse…