1987

D’une tournée dans le Bas-du-Fleuve, à Rimouski, Gervais ou Alain, ou Gervais et Alain m’ont rapporté, il y a déjà quelque temps, un roman dont le titre m’intrigue comme il en a intrigués beaucoup avant moi : le roman américain Burt d’Howard Buten, à la diffusion plus que discrète aux États-Unis, est devenu un bestseller sous son titre français : Quand j’avais cinq ans je m’ai tué. L’histoire d’un garçon de 8 ans placé dans une institution psychiatrique me bouleverse. En fait, ce n’est pas l’histoire, mais la justesse du point de vue de l’enfant de 8 ans sur le monde qui m’émeut, me touche, me donne l’envie irrépressible de partager mon coup de cœur avec les enfants. Je décide d’adapter le roman pour la scène. L’expérience sera déterminante pour le Carrousel, pour mon écriture, pour les réflexions et les questions que l’adaptation va provoquer.

Gil, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 1987. Francine Beaudry, Benoît Vermeulen Photo: André P. Therrien

Gil, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 1987.
Francine Beaudry, Benoît Vermeulen
Photo: André P. Therrien

Le jour de la première représentation expérimentale à Ville Lasalle, l’émotion est à couper au couteau. Les enfants sont attentifs, silencieux, de ce silence épais que je recherche quand je vais au théâtre. Les adultes sont effrayés, désemparés. Pour la première fois, je sens intimement qu’il y a des limites à ce que l’on peut présenter aux enfants et que ces limites ne viennent pas des enfants pour qui j’écris, mais des adultes qui les entourent. Après chacune des  représentations, on était bombardés de questions pour lesquelles on n’avait pas de réponse. A-t-on le droit de présenter aux enfants des situations qu’ils n’ont pas connues ? A-t-on le droit de les bouleverser ? A-t-on le droit de laisser une fin en suspens, de ne pas conclure, surtout quand l’histoire soulève des débats de société complexes ? Comment un adulte peut-il accepter de ne pas prendre position et de laisser les enfants dans le flou sur des questionnements éthiques?

On répondait par d’autres questions. Sur ce terrain de l’art, où le sensible est la plus grande force, comment les artistes pourraient-ils prendre une position définitive ? Dans cette prise de parole publique où les adultes sont en autorité devant le public d’enfants, comment pourraient-ils accepter de donner des réponses claires et simples à des problématiques complexes? Les artistes ont-ils le droit de parler aux enfants du monde dans lequel ils vivent ou doivent-ils inventer un monde plus rassurant ? Ont-ils le devoir de parler de ce monde-là, imparfait et parfois terrifiant ?

Pendant qu’on nous prenait violemment à partie en expliquant que les enfants ne vivent pas de telles situations, je suivais l’histoire d’une fillette de dix ans victime d’inceste dans un petit village du Québec. L’enquête révèle que la petite non seulement a été abusée par son père régulièrement pendant 4 ou 5 ans, mais qu’elle a recruté à l’école des compagnons de partouze et qu’une trentaine d’enfants auraient été victimes de son père. Les journaux titrent: L’Ogre de L’Acadie, Le monstre… Chaque jour amène des détails sordides, des faits dramatiques: le père tué en prison par les autres détenus, la petite exclue de sa classe, de l’école, du village. Je la promenais avec moi, cette petite. Comment pouvait-elle prendre son sac et partir pour l’école, rester tranquille dans la classe sous le regard des autres?… avec la honte de savoir son secret découvert et le sentiment diffus que ce secret qui était une prison avait aussi été un refuge.

Je me suis mise à interroger les conditions idylliques de l’enfance, la fragilité des enfants et leur prétendue sensibilité. Qui sont-ils, ces enfants qui emplissent les salles dont on espère nourrir ou contrôler l’imaginaire ? Je reviens sur mes pas… je suis encore loin d’avoir écrit Petite fille dans le noir.

Retour à Gil. J’ai changé le titre. Gil est moins percutant et semble moins dangereux  que le titre de la version française du roman. Il n’a jamais été question de cacher le spectacle sous un titre moins provocateur, mais le titre choisi par le traducteur laissait croire aux enfants que Gil a 5 ans quand il rencontre Jessica (le passé récent) et qu’il est interné à l’institution psychiatrique (le présent) alors qu’il a 8 ans. Le titre a bien fait vendre le roman, pourtant la trame des 5 ans consistait en trois très courts monologues impressionnistes de Gil, sans incidences réelles sur le récit.

Les représentations expérimentales se font à Ville Lasalle et le spectacle est présenté à la Salle Fred-Barry. La mise en scène de Gervais en mode bi-frontal est exceptionnelle : le public est assis de chaque côté d’un corridor, comme s’il était derrière les murs dans l’institution même. La proximité a un effet multiplicateur sur l’émotion. C’est sa première mise en scène officielle et, soyons honnêtes, il n’a pas choisi le texte et le contexte les plus faciles. Mais la distribution, Benoit Vermeulen et Lisette Dufour en tête qui jouent Gil et Jessica, est d’une telle vérité et d’une telle beauté que les enfants – et même les adultes – restent saisis. Les adultes, Roch Aubert, Francine Beaudry et Alain Grégoire, marchent sur la ligne très fine de personnages aux accents forts qui doivent trouver cette vérité immanente à laquelle les enfants sont toujours beaucoup plus sensibles qu’on ne l’imagine. Diane Leboeuf conçoit l’environnement sonore, sublime, Sylvie Galarneau fait la lumière, aussi sublime, et je crois que Gervais commence à être  aussi sensible à ces deux langages théâtraux qu’à l’espace qu’il a soigneusement pensé, au point que Claude Goyette demande à Gervais de signer la scénographie. Avec le recul, on peut affirmer que Gil  a été un grand spectacle, mais comme il s’agissait de théâtre pour enfants, le succès théâtral est étrangement devenu un fait de société relativement peu couvert par les émissions culturelles et beaucoup plus par les émissions d’affaires publiques qui posaient la question du quoi dire aux enfants… Question qui va s’imposer dans la compagnie. Gil est nommé meilleure production jeunes publics 1987-1988 (Association québécoise des critiques de théâtre/AQCT)… pourtant, c’est sûrement un des spectacles que nous aurons le moins tourné.

Sujet de réflexion…

À l’automne 1987, j’accompagne la première tournée d’Une lune entre deux maisons en espagnol à Cordoba et Buenos Aires, en Argentine. Nous n’avons pas arrêté de jouer le spectacle depuis les RITEJ, mais c’est la première incursion en Amérique du sud. Le choc est grand. À Cordoba, le soleil, le succès éclatant du spectacle (dans la salle de 100 places… il y a plus de 300 personnes, 3 par sièges, une par-dessus l’autre et le plus petit sur le haut de la pile). J’ai beau fermer la porte de derrière, l’entrée officielle de la salle, le public entre par la porte du devant. Quand je ferme la porte d’en avant, il court vers celle de derrière. Je démissionne. De toutes manières, ce public (adultes seuls, bébés et enfants de tous les âges, adolescents) écoute religieusement.  Des adultes voient le spectacle trois fois et pleurent d’émotion, en demandant pourquoi cette idée ridicule du groupe d’âge… le spectacle est pour tous. Les directeurs du festival nous offrent une 5e représentation dans une salle de 900 places, mais ils comprennent, heureusement, que ce serait tuer le spectacle que de le présenter à l’italienne dans cette salle démesurée… et nous restons avec les plus beaux souvenirs du monde.

Quant à moi, j’ai répété, et répète tous les soirs car l’heure et la date changent sans arrêt, la conférence que je dois donner en espagnol, moi qui ne dis pas un mot dans cette langue. Dominique Dupire (Taciturne) est d’une patience admirable, mais je m’impatiente et coupe tous les mots qui ont des doubles « r » ou des jotas trop difficiles à prononcer. Ainsi, je coupe les oiseaux, les arbres, les chiens et tant d’autres détails qui parlent mouvement, odeurs, sensations…  Le public est admirable et comprend malgré les coupures et l’accent…C’est durant ce premier voyage que nous rencontrons Ruth Mel de Gonzalez, chère Ruth qui aura tant défendu le théâtre pour jeune public comme journaliste du plus grand quotidien de Buenos Aires et Juan Guarff, toujours intimement concerné par le théâtre… Comment se fait-il que nous ne rencontrions pas Maria Inés Falconi, Carlos de Urquiza et tant d’autres?

Il y a plus… Il y a tant de plus dans l’histoire avec l’Argentine… À notre arrivée, sur le tarmac même où l’avion s’est posé à Cordoba, l’équipe du festival nous attendait pour nous souhaiter la bienvenue. Dominique, Muriel et moi avons été témoins d’un coup de foudre d’une violence rare, que je n’aurais cru possible si je ne l’avais pas vu de mes yeux vu. 10 sur l’échelle de Richter et sur toutes les échelles du monde. Le regard de Claude Plante (technicien sonorisateur), a croisé celui de Cecilia Iris Fasola qui deviendra traductrice officielle du Carrousel et de mes textes en langue espagnole. Ils ne se sont pas quittés (pendant notre séjour) à Cordoba. Elle (Cecilia) nous a rejoints à Buenos Aires où nous présentions le spectacle…