2005

Janvier… Tournée du Pays des genoux qui commence au Théâtre Charles Dullin de Chambéry, un texte de Geneviève Billette joué par Francis Ducharme, notre chère petite Audrey Talbot et Dany Gagné. Geneviève…  à la fois élève et maître. Je l’ai connue à l’École nationale où j’allais enseigner et apprendre sur l’écriture et l’écriture pour enfants. Je devais défendre à coups d’arguments béton une pratique sans lettres de noblesse devant de jeunes idéalistes bien formés, passionnés et déjà critiques féroces de la médiocrité. J’aimais cette élève, enragée, perfectionniste, avec une voix et un univers qui ne ressemblaient à rien d’autre. Une auteure, une vraie. Gervais la connaissait aussi. Ils s’étaient rencontrés durant la semaine folle en 1997 où la classe avait décidé de faire vivre le local d’écriture. Au lieu d’essayer de rendre concrète l’écriture, on a créé un débat sur l’écriture pour enfants, ses limites, ses questions… Ce fameux débat qui perdure et perdure et change de couleur selon les époques, les courants.

Le Pays des genoux de Geneviève Billette, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2005. Audrey Talbot, Francis Ducharme. Photo: F-X Gaudreault

Le Pays des genoux de Geneviève Billette, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 2005.
Audrey Talbot, Francis Ducharme.
Photo: F-X Gaudreault

Cette semaine-là sûrement nous a donné le goût de retravailler ensemble, de manière plus intime, à Gervais, Geneviève et moi, et on l’invite en résidence d’écriture comme on l’avait fait pour Normand et pour Dominick.  Geneviève a passé une bonne année et demie sûrement à travailler avec Gervais… Je n’ai pas de souvenir précis, mais il me semble que j’ai été très absente de ce projet d’écriture dès ses balbutiements, et que Gervais a adoré le mener avec Geneviève. Le pays des genoux est créé en résidence au Théâtre de la Ville (Longueuil), en coproduction avec L’Espace Malraux/Scène nationale de Chambéry et de la Savoie, et le Grand Théâtre de Lorient (France). Cet hiver 2005, nous jouerons à Chambéry, Décines, Villefranche, Meylan… (comment ne pas en profiter pour saluer Maurice Jondeau et ses abeilles?)

Ce même Maurice, je l’ai reçu à Saint-Lambert pour manger, Gervais en France et moi, la jambe dans le plâtre. C’est Daniel Girard, mon ami Daniel, qui l’a amené entre Québec et Montréal, entre le Carrefour international de Théâtre et Le Festival de théâtre des Amériques. Maurice me dit, en me voyant, sur le seuil même de la porte : «Ah! C’est vous ça, les Contes d’enfants réels que j’ai tellement détestés!» L’arrivée était flamboyante comme le personnage et nous sommes restés amis pour toujours. Jondeau posait la question très délicate  –  toujours aussi délicate – des conditions de représentation qui peuvent tuer complètement des spectacles. Je savais où et quand il avait vu le spectacle, et je savais qu’il avait raison…

Le pays des genoux, après Meylan,… tourne à Épinay, Albertville, Dijon, Le Havre, Sens, Auxerre jusqu’à Lorient… Un coproducteur à chaque extrémité de la tournée. Chacun des noms évoquent des visages, des anecdotes, des repas, des complicités… Lorient, le Grand Théâtre de Lorient dirigé par Josette Joubier, elle qui sait créer les contacts, provoquer les rencontres, faire en sorte que les choses arrivent, se passent et se passent bien.

Dès le retour au pays,  Le pays des genoux est à la Maison Théâtre dans la salle que nous redécouvrons chaque fois avec le même plaisir. Belle, bien pensée, confortable pour les petits comme pour les grands. Chaque fois que j’y mets les pieds, je repense aux spectacles que j’allais voir au Tritorium, la plus mauvaise salle de Montréal. Il s’agit du même lieu, mais cette fois, repensé avec intelligence et sensibilité. Où et comment apprendre à faire les choses suffisamment bien pour qu’elles s’inscrivent et traversent le temps? L’exemple est frappant, historique et devrait nous apprendre une fois pour toutes comment faire les choses.  Toute une génération du milieu du théâtre connaît les deux versions de la salle, la première version où j’avais presque détesté le spectacle pourtant magnifique d’Anna Prucnal… La pauvre… c’est là qu’on l’avait installée.

La salle d’aujourd’hui, celle de la Maison Théâtre, accueille maintenant les enfants et les plus grands artistes. C’est dans cette salle que Peter Brook a présenté son dernier spectacle… Dans cette salle qui a pignon sur rue, histoire et savoir-faire… avec son épée de Damoclès sur la tête. Le bail, le fameux bail! Je suis toujours habitée par la crainte que le bail se termine un jour, parce qu’il va se terminer, et que ce savoir-faire incroyable qu’a développé le milieu du théâtre jeune public se retrouve dans des mains inconscientes ou indifférentes…. Lieu précieux pour le milieu, la société, les parents, les enseignants, les enfants! Seigneur! Faites que nos gouvernements gouvernent avec un peu de discernement, un peu de clairvoyance, un peu de vision !!!

Pendant que Le pays des genoux est en France et à la Maison Théâtre, L’Ogrelet est à Montréal, Lachine, Lasalle, Saint-Laurent, Montréal-Nord et autres villes de notre merveilleux réseau qui s’est si bien développé, et Les Contes d’enfants réels sont à Montréal. Francine a bien fait  son travail… Pourtant, en juillet, elle nous quittera et ce sera pour nous tous une grande peine. Francine faisait partie de la famille… de toutes les familles. On savait, on sait tous qu’on vieillit avec les jours et les mois qui passent et qu’il y a des choix à faire. Le Carrousel ne pouvait lui donner ni avancement, ni possibilité d’économies pour une retraite… Comme Gabriel, comme tant d’autres, Francine a laissé une partie de son âme avec nous. Elle est là, dans les dossiers qu’on ouvre et qu’on ferme, dans les souvenirs qui font rire aux larmes, les soirs de première, les grands jours…

Entrée en scène de Sylvain. Sylvain Cornuau, précieux comme la prunelle des yeux et convoité par tout le milieu qui nous envie… on n’est pas aveugles. Sylvain a travaillé avec Francine et cela se sent. L’histoire commence avant juillet 2005. Étudiant en DESS à l’ARSEC (France), il souhaitait  faire son stage de fin d’études à Montréal où il avait étudié un an.  Sylvain raconte qu’on lui recommande trois organisations : Ex Machina, le Théâtre d’Aujourd’hui et le Carrousel, et qu’il les sollicite toutes les trois. Il prend donc rendez-vous, à la fin janvier 2005, avec un certain Gervais Gaudreault alors en France, puisque la compagnie présentait le Pays des genoux à Villefranche-sur-Saône, près de Lyon où il étudiait. Je le laisse raconter : « Arrivé devant le théâtre, je fus accueilli par un homme en noir portant un grand chapeau, lui aussi noir… Gervais. Très belle rencontre, échanges riches. Je fis ce jour-là également la connaissance de Dominique. Quelques jours ensuite, à Dijon, lors du Festival À pas contés, je rencontrai Odette Lavoie.»

En mars 2005, il commence donc un stage de 3 mois qui se termine par un rapport aussi passionnant pour nous que pour lui : 50 pages d’analyse de l’organisation qui reste un document de référence encore précieux aujourd’hui. Et puis notre Sylvain rentre en France… Il est chez lui quand Odette lui annonce le départ de Francine en juillet et lui demande… s’il veut postuler. Il le fait, est engagé pour 3 ans. Et comme il le dit lui-même : « Je suis arrivé à Montréal en octobre 2005 et j’y suis toujours… Parce que c’était eux, par ce que c’était moi…» Dix ans, dix ans déjà. Le temps… le temps… Comment rendre justice à ses talents multiformes, sa curiosité avide et brillante, son entregent qui le fait aimer partout où il passe, sa constance, sa formation qu’il polit et repolit tous les jours? Surtout ne pas oublier, ne jamais oublier les leçons d’Odette : la plus grande richesse de la plus petite, de la plus humble des compagnies… est son personnel permanent… Ne pas oublier d’enrichir les tâches, de repenser les hiérarchies, de revoir les intérêts, de penser perfectionnement… ne jamais se laisser porter par la vague ou noyer dans la routine. Jamais…