1998

… Les rencontres… parfois insolites, imprévues, souvent stimulantes. À l’hiver 1998, grâce à Francine Bernier, directrice artistique de L’Agora de la danse, nous rencontrons pour la première fois Josette Joubier, directrice du théâtre de Tremblay-en-France, à la ceinture de Paris. Nous parlons enfance, de sa relation à l’art par le spectacle vivant, la danse, la musique et le théâtre… Nous parlons librement, ça coule de source, une complicité s’installe. Elle n’a pas de préjugé sur le public, les publics… et les jeunes publics lui tiennent à cœur. Une rencontre humaine, simplement, sur le territoire de la liberté. Nous nous reverrons sûrement.

De janvier à mai, très longue tournée de L’Ogrelet en France et en Suisse (avec notre précieux complice et ami Dominique Catton du Théâtre Am-Stram-Gram) : 26 villes, 81 représentations… Le spectacle est pourtant autrement plus exigeant techniquement qu’Une lune entre deux maisons. L’intuition de Gervais de consacrer nos énergies à trouver des coproducteurs plutôt que des commanditaires donne ses premières réponses, et la récolte est à la mesure des espérances. L’Ogrelet restera dans l’histoire du Carrousel un classique et François (Trudel), Mireille (Thibault) y sont pour beaucoup. Dès la première lecture du texte dans notre campagne ensoleillée, Gervais a pensé à Mireille. Elle était, pour lui, LA mère de L’Ogrelet, LA femme de l’Ogre, amoureuse et douloureuse. Mireille la première s’est approprié le rôle, lui a donné ses bras, sa voix et son âme. Toujours les enfants ont cru qu’elle était mère d’un ogrelet. Quant à François… L’histoire me revient, fraîche comme le jour où elle s’est passée. J’avais écrit le rôle, j’écrivais l’été, bien sûr, libérée du bureau et du quotidien, et pour ce texte, j’avais trouvé un rythme de travail fabuleux. Levée avec le soleil, j’écrivais dans le silence de la maison et du matin et, lorsque mes idées étaient allées au bout du chemin, j’allais nager pour préparer l’écriture du lendemain. Mon Ogrelet avait à ce moment-là les cheveux plus noirs que l’aile du corbeau… et autres traits précis qui ne correspondaient en rien à ceux de François Trudel.

L'Ogrelet, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 1997. Mireille Thibault, François Trudel. Photo: Yves Dubé

L’Ogrelet, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel, 1997.
Mireille Thibault, François Trudel.
Photo: Yves Dubé

Pour le passage de L’Ogrelet à la Maison Théâtre qui a lieu à l’automne, Gervais (assisté de Francine Martin) redevient commissaire (le pli est pris) d’une exposition d’art contemporain qu’il rêve d’offrir aux enfants depuis longtemps. La forêt fascine, attire, effraie. Elle porte nos envies d’explorer, notre soif de nous trouver en nous perdant, et demeure un lieu des rencontres inattendues, terrifiantes, révélatrices de ce que nous avons de plus intime. J’ai écrit quelque part et j’y crois toujours: «En fond de scène, j’ai dessiné une forêt. La forêt pour le mystère, le bruit du vent et le loup, qui s’est inscrit dans notre mémoire comme l’ennemi.» Gervais voulait offrir aux enfants toutes les clefs pour trouver celles de leur propre forêt.

Ce sera Lorsque la forêt s’expose. Il choisit neuf artistes qui ont exploré des forêts mythiques et qui ont envie de partager leur art, leurs œuvres, leur univers avec… des enfants… le plus souvent sans savoir ce que cela veut dire. Le hall de la Maison Théâtre, plutôt vide à l’époque, devient un merveilleux parcours, et Gervais sait en habiter coins et recoins pour offrir des surprises aux enfants incrédules. Les artistes qui ont créé librement, sans penser à un « public-cible », sont bouleversés de sentir les enfants aussi avides, aussi sensibles aux différents langages plastiques, aussi disponibles aux esthétiques les plus diverses. Gervais et moi, on regarde sans surprise mais on s’émerveille… On se rappelle encore le petit, ce petit que sa maîtresse essayait désespérément de ramener à l’ordre et à l’autobus, et qui courait partout en criant «Mais maîtresse, je n’ai jamais vu ça.». On se rappelle aussi leurs fabuleuses analyses sémiologiques et sémiotiques devant chaque œuvre… même moi qui ne doute jamais de l’intelligence et de la sensibilité des enfants, j’étais fascinée. Ont participé à l’exposition…

Claude-Philippe Benoît • Photographie • Voûte fanée/Série Ô-Nu

Sylvie Bouchard • Peinture • Paysage inversé : l’enracinement du ciel

Guy Bourassa • Sculpture • Ombres

Lise-Hélène Larin • Installation • L’arbre est dans ces feuilles

Francine Larivée • Installation • Transparente légèreté. Dérive des courants

Gilles Mihalcean • Sculpture • La forêt

Monique Mongeau • Peinture sur bois • L’herbier

Roberto Pellegrinuzzi • Photographie • Le chasseur d’images

Michel Saulnier • Sculpture sur bois • Prends-moi la nuit #1

À gauche : Le chasseur d'images (1993), Roberto Pellegrinuzzi - Épreuves argentiques, carton, cadres et épingles à spécimens 195 cm X 560 cm X 10 cm. À droite : Transparente légèreté. Dérive des courants (1998), Francine Larivée - 48 bocaux de verre, ossements, transparents plastifiés et textes.

À gauche : Le chasseur d’images (1993), Roberto Pellegrinuzzi – Épreuves argentiques, carton, cadres et épingles à spécimens 195 cm X 560 cm X 10 cm. À droite : Transparente légèreté. Dérive des courants (1998), Francine Larivée – 48 bocaux de verre, ossements, transparents plastifiés et textes.

L’exposition sera reprise en 2001 au Centre d’exposition de Mont-Laurier, lors du passage de L’Ogrelet chez Christine Bellefleur qui ne veut rien manquer. C’est une avide.

Ombres (1996), Guy Bourassa - Bois de noyer et brindilles de bois, 5 éléments, 20 cm X 10 cm X 46 cm chacun.

Ombres (1996), Guy Bourassa – Bois de noyer et brindilles de bois, 5 éléments, 20 cm X 10 cm X 46 cm chacun.

L’été 1998… je le passe avec Dominique Renaud du Musée de la civilisation de Québec qui m’a demandé d’écrire les textes de l’exposition De quel droit?, à l’occasion du 50e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme. Le projet rassemble toutes mes passions: l’écriture, la recherche, l’engagement politique et l’économie… Il faut entendre « économie des mots ». Laisser l’air passer entre les mots… Les images de l’exposition parlent si directement, les mots doivent être écho, lien avec celui qui regarde. Ces mots sont d’ordre érotique, dirait Gervais, opposant l’érotisme qui est suggestion, évocation, à une pornographie qui dit tout, souligne, surligne, montre, explique.

L’exposition aborde 30 situations où les droits humains sont encore bafoués: ceux des réfugiés politiques, des enfants au travail, des grands-mères de la Place de mai, des travailleurs et surtout des travailleuses des maquiladoras, des femmes et des petites filles violentées, abusées sexuellement, des itinérants et de tant d’autres… Les petits, les mineurs, les marginaux… je les porte avec moi, ces petits, ces marginalisés, ces abusés de systèmes conçus pour les gagnants…  Une des situations m’a particulièrement touchée et ramenée à ma propre enfance: celle des paysans sans terre du Brésil (SEM TERRA). Ils s’installent sur des terres laissées en friche par des propriétaires négligents et, avant même de se construire une maison, avant même de travailler la terre pour lui redonner sa fertilité, ils bâtissent une école. Mes parents, eux aussi, avaient cette conviction farouche et entêtée que l’éducation des filles et des garçons pouvait changer le monde. Ils croyaient au pouvoir du savoir pour une société meilleure, au pouvoir  du livre qu’on ouvre… On savait que papa avait eu une bonne journée quand il nous offrait un livre en revenant de travailler. Le livre qu’on ouvre me rappelle douloureusement la une du Devoir de ce matin et le titre qui m’a fait sursauter: Les écoles ont assez de livres, juge Bolduc. Est-ce vraiment un ministre de l’Éducation? Nos médecins devraient voyager ailleurs qu’en Arabie Saoudite.

Si en 1998, je peux m’échapper… vers d’autres écritures que celles du théâtre… c’est qu’en 1994, Gervais et moi, on a invité en résidence d’écriture au Carrousel une jeune auteure à qui j’ai enseigné à l’École nationale de théâtre Dominick Parenteau-Leboeuf. Dominick a de l’amitié pour notre travail, le désir de connaître les enfants, pas de préjugés, du talent et de l’énergie à revendre, une voix forte et complexe. Il y a aussi, pour Gervais et moi, une volonté d’explorer d’autres écritures, de faire une vraie place sur scène, de donner une vraie chance d’expérimenter, d’explorer avec des moyens conséquents aux auteurs de la relève. En 1998, elle  finalise le texte L’autoroute avec Gervais, qui a un sens extraordinaire de la structure dramatique et qui garde, même avec les plus jeunes, la générosité et le savoir de laisser l’auteur libre.