1996

Quelque part en 1996… On officialise le poste d’Odette de codirectrice du Carrousel. Elle l’a été depuis le premier jour. Aurait-il pu en être autrement avec son expérience, sa formation, son engagement dans tout ce qu’elle fait? Mais elle est fine et sensible et préfère observer avant de vendre son âme. En 1996, nous sommes prêts tous les trois et c’est officiel: de directrice générale, elle devient codirectrice. C’est juste, bien et rassurant. Nous redevenons trois, mais sans risque d’insatisfaction artistique : Odette depuis longtemps a laissé le jeu pour l’administration au quotidien, la gestion des équipes qu’elle adore, les projets qui structurent. Je pense au lieu du Parminou qu’elle a mené du rêve au ruban qu’on coupe… au lieu du Carrousel… toujours à l’étude… au Cube… projet culturel et communautaire sans précédent et sans modèle qui pourrait devenir une inspiration pour les églises orphelines du Québec.

Début février au plus fort de l’hiver, je suis invitée à Gijon (Espagne) à donner une conférence dans le cadre de FETEN, Feria Europea de Teatro para Niños y Jóvenes  dans les Asturies. Je suis la spécialiste du théâtre jeune public et je partage la parole avec Itziar Pascual, auteure confirmée de théâtre adulte, professeure de dramaturgie à la Real Escuela Superior de Arte Dramático (Resad) de Madrid, qui a écrit une première œuvre pour le jeune public : Mascando ortigas. Le texte a gagné le prix du texte de l’année et a été publié par Assitej Espagne. L’échange est passionnant. Itziar est une universitaire d’une rigueur sans faille, une dialecticienne redoutable et pourtant une artiste, pleinement artiste quand elle entre dans le blanc de la fiction. Comment arrive-t-on du grand théâtre dans la cour des petits? Pourquoi le passage? Comment s’est-il fait dans son cas, elle qui n’a pas d’enfants et n’en fréquente pas? Pourquoi est-ce que moi, au contraire, j’ai choisi de me spécialiser? La rencontre est formidable pour nous et pour les artistes du festival.

En nous laissant, elle me donne un exemplaire de Mascando ortigas et je lui laisse un exemplaire de L’Ogrelet dans sa version espagnole publiée au Mexique. Je lis son texte avec le désir toujours inassouvi de le traduire en français et je reçois, des mois plus tard, un courriel d’Itziar qui me demande où elle peut trouver quelques uns de mes titres… Elle en a déjà trouvé beaucoup en français et en espagnol… Mais il y en a qui lui demeurent introuvables (et pour cause), malgré ses recherches. Je m’étonne. Pourquoi s’est-elle mise à lire tous mes textes? Et surtout, comment trouve-t-elle le temps? Elle a trouvé le temps non seulement de lire mais d’écrire une brique de près de 400 pages : Suzanne Lebeau, Las huellas de la esperanza, analyses sémiologiques d’une rigueur et d’une exigence qui disent son respect pour les écritures, toutes les écritures. Ce n’est pas par hasard si Mascando ortigas a gagné le prix d’Assitej. Elle a écrit pour enfants comme elle le fait pour les adultes, sans compromis. Dans Las huellas, Itziar Pascual analyse les grandes pistes qui se dégagent avec constance de 35 ans d’écriture, de Ti-Jean voudrait ben s’marier mais… au dernier texte qu’elle avait à ce moment-là, sous forme manuscrite, Le bruit des os qui craquent. Elle s’attarde aux Contes d’enfants réels, Souliers de sable, Frontière Nord (écrit pour les enfants et la Compagnie du Réfectoire en France que je salue avec toute mon amitié… le beau souvenir) et à l’expérience de transposition du texte Comment vivre avec les hommes quand on est un géant en Conte du jour et de la nuit.

Elle réussit à situer les textes en modulant chronologie et intimité du texte en lui-même, dans le contexte de la dramaturgie contemporaine québécoise et dans celui de la dramaturgie internationale jeunes publics, avec un focus espagnol. Ses analyses sont admirables et m’ont appris non seulement sur l’écriture, les dessous de l’écriture, la distance entre les objectifs de l’auteur et la portée des textes, mais sur mon écriture elle-même. Je m’y réfère souvent quand je veux parler d’un texte… d’une manière intelligente! Bien sûr qu’Itziar est devenue une amie très chère du Carrousel, une formidable interlocutrice, une médiatrice entre Québec, Espagne et Mexique où elle travaille elle aussi régulièrement.

Une chose m’émeut chaque fois que je pense à Itziar… Je l’ai souvent, presque toujours, rencontrée avec Eduardo, son compagnon, son mari, et de les voir ensemble après avoir lu Mascando ortigas me ramenait sans cesse une question au bord des lèvres. Les premières fois, je n’ai pas osé la poser, la question. Puis, comme je suis passablement impertinente et intéressée par l’intime, toujours, sans pudeur, je me suis aventurée et je lui ai demandé pourquoi ils n’avaient pas d’enfants. J’ai vu les larmes lui monter aux yeux et depuis, j’ai suivi, bouleversée et enragée de tant d’incohérence, leurs efforts pour adopter. Leur mariage… obligatoire. Les difficultés proprement espagnoles: les différentes régions de l’Espagne et les procédures propres à chacune. Je l’ai entendue parler des nuits passées avec des files de parents pleins d’espoir à attendre un numéro de convocation (premiers arrivés, premiers servis)… Et puis j’ai enfin vu leur bonheur avec deux petites filles reçues comme un cadeau du ciel… un jour… un jour… Ayeisa et Irantxu…

Suzanne Lebeau : las huellas de la esperanza a été publié par la Asociación de Teatro para la Infancia y Juventud en 2007 dans son incroyable Colección de Ensayo Assitej España… qui donne au milieu du théâtre jeune public des outils de réflexion et de discussion, ils sont si rares, qui écrivent l’histoire et permettent de suivre ses formidables avancées. Pourvu, pourvu que la crise économique dans laquelle se débat l’Espagne ne vienne pas compromettre l’incroyable vitalité qu’on observe dans ce pays depuis 20 ans.

La courte rencontre avec Itziar à Gijon a été le début d’une longue histoire d’amitié professionnelle. Gijon… c’est aussi la ville où je me suis mise à raconter mes voyages. Je ne pouvais pas ne pas partager avec Adèle, puisqu’à ce moment-là, je ne connaissais qu’elle, les petites filles en robe du dimanche sur la place publique, les coureurs sur la plage, les terrasses des cafés… l’air divin de cet avant-midi de pause dans une lumière que je sens encore sur ma peau. Durant 5 ans, j’ai écrit pour Adèle et Eulalie, le regard à la hauteur de mes petites-filles, mes voyages aux quatre coins du monde. J’ai deux cahiers qui craquent de tous les trésors ramassés un peu partout : découpures de journaux, sacs à crottes de chien, feuilles d’arbre, fleurs séchées et ce que vous pouvez imaginer qui ferait plaisir à un enfant ou qu’un enfant aimerait découvrir en voyage. J’y ai même caché des images obscènes, celles qu’on trouve dans les rues, sur les trottoirs, que les enfants prennent tous les jours pour aller à l’école. Ces images, elles sont pour l’instant, entre les pages du cahier bien protégées par la noirceur. Est-ce que je les rendrais publiques, ces images, si mes cahiers devenaient publics? La question est toujours aussi intéressantes… Ce qu’il faut savoir, c’est que dans de nombreux pays civilisés, les enfants en ont plein les poches de ces images.

1996… Une autre histoire d’amitié, cette année-là, celle avec Normand Chaurette… 1996 est aussi l’année d’une grande victoire pour Gervais. Je conte d’abord la grande victoire de Gervais.

Depuis toujours on parle du financement des organismes culturels… Le débat a dû commencer avec les premières manifestations culturelles et il ne s’éteindra probablement jamais puisqu’il est difficile d’imaginer l’histoire de l’homme sans l’histoire de son expression et de sa représentation. Le débat est permanent entre les deux extrêmes: le financement de l’état (bs de luxe) ou le mécénat (mendicité? vente de son âme?) puisqu’il semble bien que les recettes propres ne suffiront jamais à faire vivre dignement l’art et les artistes… et dignement, on n’y est pas encore. Le débat est loin d’être réglé, mais il est particulièrement crucial quand il s’agit du jeune public qui impose des critères éthiques autrement plus sévères et décisifs.

Gervais avait son idée sur le financement autonome et il l’a développée de manière originale assez subtile pour nous donner non seulement une grande manœuvre dans la création, mais des alliés indéfectibles dans la diffusion et des complices de création précieux par leur fidélité et leurs commentaires. Il y a longtemps qu’il attend le moment de déployer tous les possibles de la coproduction pour donner à des coproducteurs éventuels le sentiment aussi réel que puissant de participer à une aventure collective. La première coproduction se fera grâce à Dominique Jambon (on a rencontré Dominique lors de notre première visite en France à Saint-Fons, une banlieue éloignée de Lyon où on avait présenté Les Petits Pouvoirs après les RITEJ). En 1996, il est à la direction de l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry. Dominique Jambon sera le premier à engager sa structure de diffusion dans une coproduction avec le Carrousel pour Petit Navire de Normand Chaurette. Narbonne emboîte le pas et s’engage aussi en tant que coproducteur ; Pascal Paris deviendra ainsi un acteur important de notre développement en France. Cest aussi la première fois que le Carrousel crée le texte d’un auteur extérieur au Carrousel… Deux premières…Dominique avait cette audace naturelle qui le faisait avancer sans jamais la moindre hésitation dans les chemins à ouvrir.  Quel précieux complice qui nous a suivis et a suivi tant d’autres artistes québécois pendant des années. Un découvreur, un passionné, un amoureux et surtout un grand lecteur de textes (et de spectacles) capable d’en discuter, même engagé profondément du côté des artistes.

Normand est un ami d’écriture et de vie. Tous les matins, je l’appelle quand il fait 35 degrés dans ma cabane du jardin… Il est 11 heures, plus ou moins. Il  sort de la douche et prend son premier café. Moi, j’ai le plus souvent terminé ma journée d’auteur et commence celle de la directrice artistique. C’est une pause. Il me raconte ce qu’il a écrit la nuit, je lui raconte ce que j’ai écrit le matin. Nous parlons écriture, toujours, si mon souvenir est bon. Et puis, nous parlons enfants, toujours : il adore les enfants. Un jour j’imagine que les mots se sont croisés, que nous avons confondu les deux conversations… Que les enfants sont entrés dans son imaginaire si fertile, dans sa langue si riche et si précieuse… et qu’ensemble nous avons voulu que les enfants l’entendent. Nous sommes avides d’expériences et Normand ne fait pas de hiérarchie entre les êtres humains. Il écrit ce très beau texte, Petit Navire, que Gervais met en scène. Nous rencontrons Monsieur Villeneuve. Cet homme est un livre d’histoire et un être humain d’une si grande générosité que nous en tombons amoureux, tous. Tous ceux de l’équipe, Benoît (Vermeulen) et Francine (Beaudry) que nous retrouvons avec bonheur, et Mireille (Brullemans) que nous redécouvrons avec le même bonheur. Entre les répétitions, les tournées, les voyages, les souvenirs nous remontent à la bouche. Tout est sujet de conversation entre Monsieur Villeneuve, Gervais, moi et toute l’équipe : la crise d’octobre, les débuts du théâtre québécois, l’architecture et les meubles québécois (que Monsieur Villeneuve… je n’ose dire Lionel… connaît aussi bien que Gervais et qu’il aime tant), les valeurs que nous commençons à oublier de défendre: un certain nationalisme ouvert sur le monde, une modernité curieuse, la langue, notre langue.

La première de Petit Navire a lieu à L’Espace Malraux de Chambéry et Dominique Jambon, grand seigneur, fait si bien les choses que nous nous sentons rapidement chez nous à Chambéry, une des villes françaises qui aura accueilli et coproduit tellement de nos spectacles. Chambéry. Le nom résonne dans nos cœurs et dans nos  mémoires… Sur nos étagères aussi, où nous gardons les petits souvenirs qu’on trouvait dans nos assiettes chez Maurice Sagnol… Maurice qui recevait, chaque fois toute l’équipe… Le petit pain de l’Ogrelet, l’ardoise de Petit Pierre, etc. Le personnage de Monsieur Wreck sera le dernier rôle de Monsieur Villeneuve…

Petit Navire de Normand Chaurette, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel 1996. Benoît Vermeulen, Lionel Villeneuve. Photo: Yves Dubé

Petit Navire de Normand Chaurette, mise en scène Gervais Gaudreault, Le Carrousel 1996.
Benoît Vermeulen, Lionel Villeneuve.
Photo: Yves Dubé

J’allais oublier, j’ai failli oublier L’Héritière, que peu connaissent et que nos amis les plus intimes nous demandent de jouer, Gervais et moi. Pourquoi le jouer sur scène alors que nous le faisons déjà dans la vie. Quelle étrange histoire que celle de L’Héritière dont une lecture a été présentée en doublé avec celle de L’Ogrelet, dans le cadre d’une activité du  CEAD en décembre 1996.

« Descendant d’une famille royale dont il n’a conservé que la couronne et quelques objets défraîchis, Albert a épousé Joséphine, issue d’une famille pauvre et d’un milieu populaire. Comment s’étonner que tout, entre ces deux amoureux vieillis avant l’âge, se gâche à la naissance de leur fille? Disputes, engueulades, batailles rangées se multiplient au fur et à mesure que leur poussent becs et ailes d’oiseaux. »

Le résumé qu’en fait le CEAD décrit bien le texte et j’aime me rappeler la lecture sublime avec Huguette Oligny et Louis de Santis. Ils étaient déjà dans les loges à couteaux tirés et la tension qui crevait la scène rendait les enfants fous de joie. Je repense à mon neveu Blaise de 3 ou 4 ans qui riait à gorge déployée, décrivant ainsi ce qu’il avait entendu : des vieux qui se disputent comme des enfants. J’ai écrit le texte pour les petits, de cela, je suis certaine. Mais étrangement, sur le site du CEAD, à la rubrique public-cible, on trouve: « Pièce pour adultes » et cela me laisse songeuse quand je repense au texte… Relire le texte. Absolument, le relire pour comprendre pourquoi le CEAD a indiqué les adultes comme public-cible… Le texte qui n’a vécu que le temps d’une lecture publique a failli être créé plusieurs fois ailleurs et il circule toujours… sous le manteau… comme un objet dangereux.

Quand j’écris L’Héritière, déjà Gil avait soulevé des vagues. Déjà j’avais refermé le dossier Petite fille dans le noir parce que le personnage enfant de Marie n’avait pas de prise sur son destin. Déjà j’avais abandonné Les enfants ridés par peur de ce que disait le rapprochement entre les deux âges opposés de la vie. Déjà j’avais caché Les contes d’enfants réels dans mes tiroirs… Enfants et adultes ne vivent pourtant pas très loin les uns des autres et le questionnement enfants/enfants est bien au cœur de nos recherches.

Les tournées… les tournées…bien sûr, les tournées, les demandes de subvention, l’enseignement, les conférences… La vie nous amène à…